Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre
“Le docteur a de l’expérience. C’est un professionnel de l’expérience : les médecins, les prêtres, les magistrats et les officiers connaissent l’homme comme s’ils l’avaient fait. Seulement voilà, on m’a trop embêté avec ça dans ma jeunesse. Je n’étais pourtant pas d’une famille de professionnels. Mais il y a aussi des amateurs. Ce sont les secrétaires, les employés, les commerçants, ceux qui écoutent les autres au café : ils se sentent gonflés, aux approches de la quarantaine, d’une expérience qu’ils ne peuvent pas écouler au-dehors. Heureusement ils ont fait des enfants et ils les obligent à la consommer sur place. Ils voudraient nous faire croire que leur passé n’est pas perdu, que leurs souvenirs se sont condensés, moelleusement convertis en Sagesse.”
“Ma pensée, c’est moi : voilà pourquoi je ne peux pas m’arrêter. J’existe parce que je pense… et je ne peux pas m’empêcher de penser. En ce moment même – c’est affreux – si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister. C’est moi, c’est moi qui me tire du néant auquel j’aspire : la haine, le dégoût d’exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m’enfoncer dans l’existence. Les pensées naissent par-derrière moi comme un vertige, je les sens naître derrière ma tête… si je cède, elles vont venir là devant, entre mes yeux – et je cède toujours, la pensée grossit, grossit et la voilà, l’immense, qui me remplit tout entier et renouvelle mon existence.”
“Il a la Légion d’honneur, les Salauds ont le droit d’exister : « J’existe parce que c’est mon droit. » J’ai le droit d’exister, donc j’ai le droit de ne pas penser : le doigt se lève. Est-ce que je vais…? caresser dans l’épanouissement des draps blancs la chair blanche épanouie qui retombe douce, toucher les moiteurs fleuries des aisselles, les élixirs et les liqueurs et les florescences de la chair, entrer dans l’existence de l’autre, dans les muqueuses rouges à la lourde, douce, douce odeur d’existence, me sentir exister entre les douces lèvres mouillées, les lèvres rouges de sang pâle, les lèvres palpitantes qui bâillent toutes mouillées d’existence, toutes mouillées d’un pus clair, entre les lèvres mouillées sucrées qui larmoient comme des yeux ? Mon corps de chair qui vit, la chair qui grouille et tourne doucement liqueurs, qui tourne crème, la chair qui tourne, tourne, tourne, l’eau douce et sucrée de ma chair, le sang de ma main, j’ai mal, doux à ma chair meurtrie qui tourne marche, je marche, je fuis, je suis un ignoble individu à la chair meurtrie, meurtrie d’existence à ces murs. J’ai froid, je fais un pas, j’ai froid, un pas, je tourne à gauche, il tourne à gauche, il pense qu’il tourne à gauche, fou, suis-je fou ? Il dit qu’il a peur d’être fou, l’existence, vois-tu petit dans l’existence, il s’arrête, le corps s’arrête, il pense qu’il s’arrête, d’où vient-il ? Que fait-il ? Il repart, il a peur, très peur, ignoble individu, le désir comme une brume, le désir, le dégoût, il dit qu’il est dégoûté d’exister, est-il dégoûté ? fatigué de dégoûté d’exister. Il court. Qu’espère-t-il ? Il court se fuir, se jeter dans le bassin ? Il court, le cœur, le cœur qui bat c’est une fête. Le cœur existe, les jambes existent, le souffle existe, ils existent courant, soufflant, battant tout mou, tout doux s’essouffle, m’essouffle, il dit qu’il s’essouffle : l’existence prend mes pensées par-derrière et doucement les épanouit par derrière ; on me prend par-derrière, on me force par-derrière de penser, donc d’être quelque chose, derrière moi qui souffle en légères bulles d’existence, il est bulle de brume de désir, il est pâle dans la glace comme un mort, Rollebon est mort, Antoine Roquentin n’est pas mort, m’évanouir : il dit qu’il voudrait s’évanouir, il court, il court le furet (par-derrière) par-derrière par-derrière, la petite Lucienne assaillie par-derrière violée par l’existence par-derrière, il demande grâce, il a honte de demander grâce, pitié, au secours, au secours donc j’existe, il entre au Bar de la Marine, les petites glaces du petit bordel, il est pâle dans les petites glaces du petit bordel le grand roux mou qui se laisse tomber sur la banquette, le pick-up joue, existe, tout tourne, existe le pick-up, le cœur bat : tournez, tournez liqueurs de la vie, tournez gelées, sirops de ma chair, douceurs… le pick-up.”
“Je ne peux pas dire que je me sente allégé ni content ; au contraire, ça m’écrase. Seulement mon but est atteint : je sais ce que je voulais savoir ; tout ce qui m’est arrivé depuis le mois de janvier, je l’ai compris. La Nausée ne m’a pas quitté et je ne crois pas qu’elle me quittera de sitôt ; mais je ne la subis plus, ce n’est plus une maladie ni une quinte passagère : c’est moi. Donc j’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination. Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l’ordinaire l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais… comment dire ? Je pensais l’appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient : elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s’était évanoui ; la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité. Je me gardais de faire le moindre mouvement, mais je n’avais pas besoin de bouger pour voir, derrière les arbres, les colonnes bleues et le lampadaire du kiosque à musique, et la Velléda, au milieu d’un massif de lauriers. Tous ces objets… comment dire ? Ils m’incommodaient ; j’aurais souhaité qu’ils existassent moins fort, d’une façon plus sèche, plus abstraite, avec plus de retenue. Le marronnier se pressait contre mes yeux. Une rouille verte le couvrait jusqu’à mi-hauteur ; l’écorce, noire et boursouflée, semblait de cuir bouilli. Le petit bruit d’eau de la fontaine Masqueret se coulait dans mes oreilles et s’y faisait un nid, les emplissait de soupirs ; mes narines débordaient d’une odeur verte et putride. Toutes choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l’existence comme ces femmes lasses qui s’abandonnent au rire et disent : « C’est bon de rire » d’une voix mouillée ; elles s’étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l’abjecte confidence de leur existence. Je compris qu’il n’y avait pas de milieu entre l’inexistence et cette abondance pâmée. Si l’on existait, il fallait exister jusque-là, jusqu’à la moisissure, à la boursouflure, à l’obscénité. Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gardent leurs lignes pures et rigides. Mais l’existence est un fléchissement. Des arbres, des piliers bleu de nuit, le râle heureux d’une fontaine, des odeurs vivantes, de petits brouillards de chaleur qui flottaient dans l’air froid, un homme roux qui digérait sur un banc : toutes ces somnolences, toutes ces digestions prises ensemble offraient un aspect vaguement comique. Comique… non : ça n’allait pas jusque-là, rien de ce qui existe ne peut être comique ; c’était comme une analogie flottante, presque insaisissable avec certaines situations de vaudeville. Nous étions un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n’avions pas la moindre raison d’être là, ni les uns ni les autres, chaque existant, confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop : c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. En vain cherchais-je à compter les marronniers, à les situer par rapport à la Velléda, à comparer leur hauteur avec celle des platanes : chacun d’eux s’échappait des relations où je cherchais à l’enfermer, s’isolait, débordait. Ces relations (que je m’obstinais à maintenir pour retarder l’écroulement du monde humain, des mesures, des quantités, des directions), j’en sentais l’arbitraire ; elles ne mordaient plus sur les choses. De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velléda… Et moi – veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées – moi aussi j’étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais surtout, mais j’étais mal à l’aise parce que j’avais peur de le sentir (encore à présent j’en ai peur – j’ai peur que ça ne me prenne par le derrière de ma tête et que ça ne me soulève comme une lame de fond). Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût été de trop dans la terre qui l’eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eussent encore été de trop : j’étais de trop pour l’éternité. Le mot d’Absurdité naît à présent sous ma plume ; tout à l’heure, au jardin, je ne l’ai pas trouvé, mais je ne le cherchais pas non plus, je n’en avais pas besoin : je pensais sans mots, sur les choses, avec les choses. L’absurdité, ce n’était pas une idée dans ma tête, ni un souffle de voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou racine ou serre de vautour, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j’avais trouvé la clef de l’Existence, la clef de mes Nausées, de ma propre vie. De fait, tout ce que j’ai pu saisir ensuite se ramène à cette absurdité fondamentale. Absurdité : encore un mot ; je me débats contre des mots ; là-bas, je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caractère absolu de cette absurdité. Un geste, un événement dans le petit monde colorié des hommes n’est jamais absurde que relativement : par rapport aux circonstances qui l’accompagnent. Les discours d’un fou, par exemple, sont absurdes par rapport à la situation où il se trouve mais non par rapport à son délire. Mais moi, tout à l’heure, j’ai fait l’expérience de l’absolu : l’absolu ou l’absurde. Cette racine, il n’y avait rien par rapport à quoi elle ne fût absurde. Oh ! Comment pourrai-je fixer ça avec des mots ? Absurde : par rapport aux cailloux, aux touffes d’herbe jaune, à la boue sèche, à l’arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréductible ; rien – pas même un délire profond et secret de la nature – ne pouvait l’expliquer. Évidemment je ne savais pas tout, je n’avais pas vu le germe se développer ni l’arbre croître. Mais devant cette grosse patte rugueuse, ni l’ignorance ni le savoir n’avaient d’importance : le monde des explications et des raisons n’est pas celui de l’existence. Un cercle n’est pas absurde, il s’explique très bien par la rotation d’un segment de droite autour d’une de ses extrémités. Mais aussi un cercle n’existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l’expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m’emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence. J’avais beau me répéter : « C’est une racine » – ça ne prenait plus. Je voyais bien qu’on ne pouvait pas passer de sa fonction de racine, de pompe aspirante, à ça, à cette peau dure et compacte de phoque, à cet aspect huileux, calleux, entêté. La fonction n’expliquait rien : elle permettait de comprendre en gros ce que c’était qu’une racine, mais pas du tout celle-ci. Cette racine, avec sa couleur, sa forme, son mouvement figé, était… au-dessous de toute explication. Chacune de ses qualités lui échappait un peu, coulait hors d’elle, se solidifiait à demi, devenait presque une chose ; chacune était de trop dans la racine, et la souche tout entière me donnait à présent l’impression de rouler un peu hors d’elle-même, de se nier, de se perdre dans un étrange excès. Je raclai mon talon contre cette griffe noire : j’aurais voulu l’écorcher un peu. Pour rien, par défi, pour faire apparaître sur le cuir tanné le rose absurde d’une éraflure : pour jouer avec l’absurdité du monde. Mais, quand je retirai mon pied, je vis que l’écorce était restée noire. Noire J’ai senti le mot qui se dégonflait, qui se vidait de son sens avec une rapidité extraordinaire. Noire ? La racine n’était pas noire, ce n’était pas du noir qu’il y avait sur ce morceau de bois – c’était… autre chose : le noir, comme le cercle, n’existait pas. Je regardais la racine : était-elle plus que noire ou noire à peu près ? Mais je cessai bientôt de m’interroger parce que j’avais l’impression d’être en pays de connaissance. Oui, j’avais déjà scruté, avec cette inquiétude, des objets innommables, j’avais déjà cherché – vainement – à penser quelque chose sur eux : et déjà j’avais senti leurs qualités, froides et inertes, se dérober, glisser entre mes doigts. Les bretelles d’Adolphe, l’autre soir, au Rendez-vous des Cheminots. Elles n’étaient pas violettes. Je revis les deux taches indéfinissables sur la chemise. Et le galet, ce fameux galet, l’origine de toute cette histoire : il n’était pas… je ne me rappelais pas bien au juste ce qu’il refusait d’être. Mais je n’avais pas oublié sa résistance passive. Et la main de l’Autodidacte ; je l’avais prise et serrée, un jour, à la bibliothèque et puis j’avais eu l’impression que ça n’était pas tout à fait une main. J’avais pensé à un gros ver blanc, mais ça n’était pas ça non plus. Et la transparence louche du verre de bière, au café Mably. Louches : voilà ce qu’ils étaient, les sons, les parfums, les goûts. Quand ils vous filaient rapidement sous le nez, comme des lièvres débusqués, et qu’on n’y faisait pas trop attention, on pouvait les croire tout simples et rassurants, on pouvait croire qu’il y avait au monde du vrai bleu, du vrai rouge, une vraie odeur d’amande ou de violette. Mais dès qu’on les retenait un instant, ce sentiment de confort et de sécurité cédait la place à un profond malaise : les couleurs, les saveurs, les odeurs n’étaient jamais vraies, jamais tout bonnement elles-mêmes et rien qu’elles-mêmes. La qualité la plus simple, la plus indécomposable avait du trop en elle-même, par rapport à elle-même, en son cœur. Ce noir, là, contre mon pied, ça n’avait pas l’air d’être du noir mais plutôt l’effort confus pour imaginer du noir de quelqu’un qui n’en aurait jamais vu et qui n’aurait pas su s’arrêter, qui aurait imaginé un être ambigu, par-delà les couleurs. Ça ressemblait à une couleur mais aussi… à une meurtrissure ou encore à une sécrétion, à un suint – et à autre chose, à une odeur par exemple, ça se fondait en odeur de terre mouillée, de bois tiède et mouillé, en odeur noire étendue comme un vernis sur ce bois nerveux, en saveur de fibre mâchée, sucrée. Je ne le voyais pas simplement, ce noir : la vue, c’est une invention abstraite, une idée nettoyée, simplifiée, une idée d’homme. Ce noir-là, présence amorphe et veule, débordait, de loin, la vue, l’odorat et le goût. Mais cette richesse tournait en confusion et finalement ça n’était plus rien parce que c’était trop. Ce moment fut extraordinaire. J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître : je comprenais la Nausée, je la possédais. A vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi.Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter, comme l’autre soir, au Rendez-vous des Cheminots : voilà la Nausée ; voilà ce que les Salauds– ceux du Coteau Vert et les autres – essaient de se cacher avec leur idée de droit. Mais quel pauvre mensonge : personne n’a de droit ; ils sont entièrement gratuits, comme les autres hommes, ils n’arrivent pas à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, secrètement, ils sont trop, c’est-à-dire amorphes et vagues, tristes. Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. Ou plutôt j’étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle – puisque j’en avais conscience – et pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elle. Une conscience mal à l’aise et qui pourtant se laissait aller de tout son poids, en porte à faux, sur ce morceau de bois inerte. Le temps s’était arrêté : une petite mare noire à mes pieds ; il était impossible que quelque chose vînt après ce moment-là. J’aurais voulu m’arracher à cette atroce jouissance, mais je n’imaginais même pas que cela fût possible ; j’étais dedans ; la souche noire ne passait pas, elle restait là, dans mes yeux, comme un morceau trop gros reste en travers d’un gosier. Je ne pouvais ni l’accepter ni la refuser. Au prix de quel effort ai-je levé les yeux ? Et même, les ai-je levés ? ne me suis-je pas plutôt anéanti pendant un instant pour renaître l’instant d’après avec la tête renversée et les yeux tournés vers le haut ? De fait, je n’ai pas eu conscience d’un passage. Mais, tout d’un coup, il m’est devenu impossible de penser l’existence de la racine. Elle s’était effacée, j’avais beau me répéter : elle existe, elle est encore là, sous le banc, contre mon pied droit, ça ne voulait plus rien dire. L’existence n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça vous envahisse brusquement, que ça s’arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre cœur comme une grosse bête immobile – ou alors il n’y a plus rien du tout.Il n’y avait plus rien du tout, j’avais les yeux vides et je m’enchantais de ma délivrance. Et puis, tout d’un coup, ça s’est mis à remuer devant mes yeux, des mouvements légers et incertains : le vent secouait la cime de l’arbre.”
La Nausée
1938
Jean-Paul Sartre