Le Miroir
Comme nous admirons ceux de nos maîtres qui ne parlent plus, la bouche pleine de terre ! L’hommage vient alors tout naturellement, cet hommage que, peut-être, ils avaient attendu de nous toute leur vie. Mais savez-vous pourquoi nous sommes toujours plus justes et plus généreux avec les morts ? La raison est simple ! Avec eux, il n’y a pas d’obligation. Ils nous laissent libres, nous pouvons prendre notre temps, caser l’hommage entre le cocktail et une gentille maîtresse, à temps perdu, en somme. S’ils nous obligeaient à quelque chose, ce serait à la mémoire, et nous avons la mémoire courte. Non, c’est le mort frais que nous aimons chez nos amis, le mort douloureux, notre émotion, nous- mêmes enfin !
Il me semblait que je désapprenais en partie ce que je n’avais jamais appris et que je savais pourtant si bien, je veux dire vivre. Oui, je crois bien que c’est alors que tout commença.
Il faut le reconnaître humblement, mon cher compatriote, j’ai toujours crevé de vanité. Moi, moi, moi, voilà le refrain de ma chère vie, et qui s’entendait dans tout ce que je disais. Je n’ai jamais pu parler qu’en me vantant, surtout si je le faisais avec cette fracassante discrétion dont j’avais le secret. Il est bien vrai que j’ai toujours vécu libre et puissant. Simplement, je me sentais libéré à l’égard de tous pour l’excellente raison que je ne me reconnaissais pas d’égal. Je me suis toujours estimé plus intelligent que tout le monde, je vous l’ai dit, mais aussi plus sensible et plus adroit, tireur d’élite, conducteur incomparable, meilleur amant. Même dans les domaines où il m’était facile de vérifier mon infériorité, comme le tennis par exemple, où je n’étais qu’un honnête partenaire, il m’était difficile de ne pas croire que, si j’avais le temps de m’entraîner, je surclasserais les premières séries. Je ne me reconnaissais que des supériorités, ce qui expliquait ma bienveillance et ma sérénité. Quand je m’occupais d’autrui, c’était pure condescendance, en toute liberté, et le mérite entier m’en revenait : je montais d’un degré dans l’amour que je me portais.
La vérité est que tout homme intelligent, vous le savez bien, rêve d’être un gangster et de régner sur la société par la seule violence. Comme ce n’est pas aussi facile que peut le faire croire la lecture des romans spécialisés, on s’en remet généralement à la politique et l’on court au parti le plus cruel. Qu’importe, n’est-ce pas, d’humilier son esprit si l’on arrive par là à dominer tout le monde ? Je découvrais en moi de doux rêves d’oppression.
J’apprenais du moins que je n’étais du côté des coupables, des accusés, que dans la mesure exacte où leur faute ne me causait aucun dommage. Leur culpabilité me rendait éloquent parce que je n’en étais pas la victime. Quand j’étais menacé, je ne devenais pas seulement un juge à mon tour, mais plus encore : un maître irascible qui voulait, hors de toute loi, assommer le délinquant et le mettre à genoux. Après cela, mon cher compatriote, il est bien difficile de continuer sérieusement à se croire une vocation de justice et le défenseur prédestiné de la veuve et de l’orphelin.
Nous sommes tous des cas exceptionnels. Nous voulons tous faire appel de quelque chose ! Chacun exige d’être innocent, à tout prix, même si, pour cela, il faut accuser le genre humain et le ciel. Vous réjouirez médiocrement un homme en lui faisant compliment des efforts grâce auxquels il est devenu intelligent ou généreux. Il s’épanouira au contraire si vous admirez sa générosité naturelle. Inversement, si vous dites à un criminel que sa faute ne tient pas à sa nature ni à son caractère, mais à de malheureuses circonstances, il vous en sera violemment reconnaissant. Pendant la plaidoirie, il choisira même ce moment pour pleurer. Pourtant, il n’y a pas de mérite à être honnête, ni intelligent, de naissance. Comme on n’est sûrement pas plus responsable à être criminel de nature qu’à l’être de circonstance. Mais ces fripons veulent la grâce, c’est-à-dire l’irresponsabilité, et ils excipent sans vergogne des justifications de la nature ou des excuses des circonstances, même si elles sont contradictoires. L’essentiel est qu’ils soient innocents, que leurs vertus, par grâce de naissance, ne puissent être mises en doute, et que leurs fautes, nées d’un malheur passager, ne soient jamais que provisoires. Je vous l’ai dit, il s’agit de couper au jugement. Comme il est difficile d’y couper, délicat de faire en même temps admirer et excuser sa nature, ils cherchent tous à être riches. Pourquoi ? Vous l’êtes-vous demandé? Pour la puissance, bien sûr. Mais surtout parce que la richesse soustrait au jugement immédiat, vous retire de la foule du métro pour vous enfermer dans une carrosserie nickelée, vous isole dans de vastes parcs gardés, des wagons-lits, des cabines de luxe. La richesse, cher ami, ce n’est pas encore l’acquittement, mais le sursis, toujours bon à prendre…
Surtout, ne croyez pas vos amis, quand ils vous demanderont d’être sincère avec eux. Ils espèrent seulement que vous les entretiendrez dans la bonne idée qu’ils ont d’eux-mêmes, en les fournissant d’une certitude supplémentaire qu’ils puiseront dans votre promesse de sincérité. Comment la sincérité serait-elle une condition de l’amitié ? Le goût de la vérité à tout prix est une passion qui n’épargne rien et à quoi rien ne résiste. C’est un vice, un confort parfois, ou un égoïsme. Si, donc, vous vous trouvez dans ce cas, n’hésitez pas : promettez d’être vrai et mentez le mieux possible. Vous répondrez à leur désir profond et leur prouverez doublement votre affection.
C’est si vrai que nous nous confions rarement à ceux qui sont meilleurs que nous. Nous fuirions plutôt leur société. Le plus souvent, au contraire, nous nous confessons à ceux qui nous ressemblent et qui partagent nos faiblesses. Nous ne désirons donc pas nous corriger, ni être améliorés : il faudrait d’abord que nous fussions jugés défaillants. Nous souhaitons seulement être plaints et encouragés dans notre voie. En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l’effort de nous purifier.
Toujours est-il qu’après de longues études sur moi-même, j’ai mis au jour la duplicité profonde de la créature. J’ai compris alors, à force de fouiller dans ma mémoire, que la modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer. Je faisais la guerre par des moyens pacifiques et j’obtenais enfin, par les moyens du désintéressement, tout ce que je convoitais.
À un certain degré d’ivresse lucide, couché, tard dans la nuit, entre deux filles, et vidé de tout désir, l’espoir n’est plus une torture, voyez-vous, l’esprit règne sur tous les temps, la douleur de vivre est à jamais révolue. Dans un sens, j’avais toujours vécu dans la débauche, n’ayant jamais cessé de vouloir être immortel. N’était-ce pas le fond de ma nature, et aussi un effet du grand amour de moi-même dont je vous ai parlé? Oui, je mourais d’envie d’être immortel. Je m’aimais trop pour ne pas désirer que le précieux objet de mon amour ne disparût jamais. Comme, à l’état de veille, et pour peu qu’on se connaisse, on n’aperçoit pas de raisons valables pour que l’immortalité soit conférée à un singe salace, il faut bien se procurer des succédanés de cette immortalité.
Ah ! les petits sournois, comédiens, hypocrites, si touchants avec ça ! Croyez-moi, ils en sont tous, même quand ils incendient le ciel. Qu’ils soient athées ou dévots, moscovites ou bostoniens, tous chrétiens, de père en fils. Mais justement, il n’y a plus de père, plus de règle ! On est libre, alors il faut se débrouiller et comme ils ne veulent surtout pas de la liberté, ni de ses sentences, ils prient qu’on leur donne sur les doigts, ils inventent de terribles règles, ils courent construire des bûchers pour remplacer les églises.
L’essentiel est que tout devienne simple, comme pour l’enfant, que chaque acte soit commandé, que le bien et le mal soient désignés de façon arbitraire, donc évidente.
Parfois, de loin en loin, quand la nuit est vraiment belle, j’entends un rire lointain, je doute à nouveau. Mais, vite, j’accable toutes choses, créatures et création, sous le poids de ma propre infirmité, et me voilà requinqué.
La Chute
1959
Albert Camus