Furinkazan,  Textes

Amsterdam Navigator 8.0%

Une casquette bleue, la visière visée en arrière, un sweat-shirt vert à capuche, des shorts trois couleurs gris et une paire de baskets jaunes-fluo. Un après-midi soutenu à mi-hauteur du temps par le bruit des machines de chantier invisibles mais proches, les discours lointains et irréels, en dialecte germanique tantôt chantonnant, parfois rêche et abrupte, le vent oscillant déchargeant instantanément la surcharge de chaleur apportée par le soleil omniprésent, quelle que soit la direction scrutée. Une discrépance flagrante entre le style vestimentaire multicolore émergeant d’une époque qui n’a jamais existée, la silhouette signifiée uniquement par la rondeur de l’abdomen saillant sous le vêtement trop étriqué et l’âge présumé du personnage, dépeint ce être approchant les cinquante ans.

Je reconnais immédiatement son état d’esprit, balançant le poids de son corps usé d’une jambe à l’autre, irrégulièrement, comme un métronome dysfonctionnant, malgré l’absence de musique. Cette gaieté hyperactive et éphémère m’a gagnée des dizaines, voire des centaines de fois, émergeant ponctuellement à un intervalle régulier de l’ingurgitation du nectar, irrémédiablement, déposant sur mon visage un sourire radieux et sur mon moral l’impression que tout est possible, que je pourrai diriger un pays demain, succomber à des amours inexistantes et résister à la réalité crue de l’existence, qui se projette avec force contre les portes de mon esprit, comme un bélier impassible et immensément lourd, afin d’en faire rompre les celés et de permettre à cette marée nauséabonde et portant les restes de l’humanité, de se déverser en moi.

Mais pour l’instant, il s’en fout, se délecte de l’air ensoleillé en consommant rapidement sa canette rouge et pensant à l’héroïne dans sa poche, il découpe une énième prolongation d’un état de grâce, annihilant toute réalité, se détournant encore une fois des ombres à forme humaine, l’attendant depuis des années, derrière cette porte, l’attendant pour lui rappeler son absurdité et chaque plus petit mensonge qu’il a nourri envers lui-même depuis qu’il a pris conscience de son incapacité à vivre, du vide béant emplissant son être, et de l’absence totale en lui des édifices représentant les valeurs qui semblent constituer et légitimer l’existence de la majeur partie des individus ayant vu le jour.

Un matériau invisible, intangible, traversant de part en part la poitrine des gens, élevant des hordes de corps, qui survolent le sol, inanimés, les bras ballant et les pieds traînant par terre, se déplaçant, alignés, le regard éteint, le faciès figé ne permettant plus de différentier chaque individualité, comme des millions de fourmis indiscernables les unes des autres. Puis il y a lui, avec ses habits colorés, assis par terre au bord du cortège soulevant des nuages de poussière, les jambes repliées sur le côté droit, regardant de manière hébétée cette procession à laquelle il n’appartient pas, à laquelle il ne comprend rien, ne comprendra jamais rien, à laquelle il ne pourra jamais appartenir, même si son seul désire et sa plus grande humiliation serait de tout sacrifier pour intégrer cette colonne de spectres, anesthésiant son esprit, rentrant en hibernation, loin de toute espèce d’activité mentale, vers un néant apaisant.

Furinkazan

Juin 2018