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    Obéissance et déresponsabilité

    “Mais voilà, ce Christ hautain, idéaliste, élitiste, a refusé net les tentations du Diable. Il a préféré « offrir » à l’humanité la liberté. Cadeau empoisonné, charge mortelle, don douloureux.

    Je me dirige maintenant vers ce qui est peut-être le cœur de la leçon du texte, qui résonne encore comme une provocation. Je veux parler de ce trait d’union entre les trois épisodes de tentation. Le Christ refuse de se constituer en Maître de Justice dans le partage des biens, en Maître d’une Vérité garantie pour tous et objectivement vérifiée, en Maître de Puissance subjuguante et rassemblante, Bref, le Christ ne veut pas produire de l’obéissance il exige de chacun cette liberté où il croit voir se tenir la dignité humaine.

    Mais voilà, cette liberté — comme on dit: honneur de la condition humaine, essence inaliénable — cette liberté personne n’en veut, car qu’est-elle d’autre qu’un vertige insoutenable, un insupportable fardeau ? Avoir sur la conscience la charge de ses décisions, sentir peser sur ses épaules le poids de ses jugements, se dire que c’est à nous, à chacun pris dans la solitude de sa conscience, de choisir, ne devoir s’en prendre qu’à soi-même, toujours, en cas d’échec ou de déroute, c’est écrasant. Peut-on demander raisonnablement à la multitude ignorante et lâche, au peuple abruti et innocent de porter ce poids ? Cette exigence est inconsidérée, cet élitisme est irresponsable, vain. Le Christ en demande trop. C’est au point où on se demande s’il sait à qui il a affaire : l’humanité. Et c’est le passage à la limite. Parce que, poursuit l’Inquisiteur, nous — l’élite sérieuse et responsable — aimons vraiment les hommes, nous avons pris sur nos épaules la charge de leur liberté. Et ils l’ont déposée à nos pieds avec empressement, soulagement, gratitude. Ils s’en sont remis à nous pour dire la vérité, à nous pour édicter les règles de justice, à nous pour désigner un objet commun d’adoration. Ils savaient qu’en acceptant d’obéir simplement, en se soumettant, ils connaîtraient la douceur, Ie confort de n’être plus responsables il faudra revenir sur ce nœud qui lie obéissance et déresponsabilité. Et nous, hommes d’Église, nous avons trahi ton message par amour pour eux, par pitié pour les humbles, parce que nous les savions incapables, impuissants, fragiles, et que nous savions qu’ils demandaient surtout la sécurité de savoir qu’on décidait pour eux. Aimer vraiment, c’est protéger plutôt qu’exiger l’impossible. Aimer vraiment, c’est priver de liberté ceux qui en sont décidément incapables.”

    Désobéir, 2017

    Frédéric Gros, citant et appréciant le poème du Grand Inquisiteur compté par Ivan dans les Frères Karamazov

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    Racisme

    Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression.

    Le racisme, essai de définition, 1964

    Albert Memmi

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    Empreintes

    Parler de contribution des races humaines à la civilisation mondiale pourrait avoir de quoi surprendre, dans une collection de brochures destinées à lutter contre le préjugé raciste. Il serait vain d’avoir consacré tant de talent et tant d’efforts à montrer que rien, dans l’état actuel de la science, ne permet d’affirmer la supériorité ou l’infériorité intellectuelle d’une race par rapport à une autre, si c’était seulement pour restituer subrepticement sa consistance à la notion de race, en paraissant démontrer que les grands groupes ethniques qui composent l’humanité ont apporté, en tant que tels, des contributions spécifiques au patrimoine commun.

    Mais rien n’est plus éloigné de notre dessein qu’une telle entreprise qui aboutirait seulement à formuler la doctrine raciste à l’envers. Quand on cherche à caractériser les races biologiques par des propriétés psychologiques particulières, on s’écarte autant de la vérité scientifique en les définissant de façon positive que négative. Il ne faut pas oublier que Gobineau, dont l’histoire a fait le père des théories racistes, ne concevait pourtant pas I’ inégalité des races humaines de manière quantitative, mais qualitative : pour lui, les gandes races primitives, qui formaient l’humanité à ses débuts — blanche, jaune, noire— n’étaient pas tellement inégales en valeur absolue que diverses dans leurs aptitudes particulières. La tare de la dégénérescence s’attachait pour lui au phénomène du métissage plutôt qu’à la position de chaque race dans une échelle de valeurs commune à toutes ; elle était donc destinée à frapper l’humanité tout entière, condamnée, sans distinction de race, à un métissage de plus en plus poussé. Mais le péché originel de l’anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à supposer, d’ailleurs, que, même sur ce terrain limité, cette notion puisse prétendre à l’objecdvité ce que la génétique moderne conteste) et les productions sociolojques et psycholojques des cultures humaines. Il a suffi à Gobineau de l’avoir commis pour se trouver enfermé dans le cercle infernal qui conduit d’une erreur intellectuelle n’excluant pas la bonne foi à la légitimation involontaire de toutes les tentatives de discrimination et d’exploitation.

    Aussi, quand nous parlons, en cette étude, de contribution des races humaines à la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports culturels de l’Asie ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique tirent une quelconque originalité du fait que ces continents sont, en gros, peuplés par des habitants de souches raciales différentes. Si cette originalité existe — et la chose n’est pas douteuse- elle tient à des circonstances géographiques, historiques et sociolojques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs. Mais il nous est apparu que, dans la mesure même où cette série de brochures s’est efforcée de faire droit à ce point de vue négatif, elle risquait, en même temps, de reléguer au second plan un aspect également très important de la vie de l’humanité : à savoir que celle-ci ne se développe pas sous le régime d’une uniforme monotonie, mais à travers des modes extraordinairement diversifiés de sociétés et de civilisations ; cette diversité intellectuelle, esthétique, sociologique, n’est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains : elle lui est seulement parallèle sur un autre terrain. Mais, en même temps, elle s’en distingue par deux caractères importants. D’abord elle se situe dans un autre ordre de gandeur. Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. En Econd lieu, à l’inverse de la diversité entre les races, qui présente pour principal intérêt celui de leur origine historique et de leur distribution dans l’espace, la diversité entre les cultures pose de nombreux problèmes, car on peut se demander si elle constitue pour l’humanité un avantage ou un inconvénient, question d’ensemble qui se subdivise, bien entendu, en beaucoup d’autres.

    Enfin et surtout on doit se demander en quoi consiste cette diversité, au risque de voir les préjugés racistes, à peine déracinés de leur base bioloûque, se reformer sur un nouveau terrain. Car il serait vain d’avoir obtenu de l’homme de la rue qu’il renonce à attribuer une signification intellectuelle ou morale au fait d’avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse ou crépu, pour rester silencieux devant une autre question à laquelle l’expérience prouve qu’il se raccroche immédiatement : s’il n’existe pas d’aptitudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation développée par l’homme blanc ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que celles des peuples de couleur sont restées en arrière, les unes à mi-chemin, les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de milliers d’années ? On ne saurait donc prétendre avoir résolu par la négative le problème de l’inégalité des races humaines, si l’on ne se penche pas aussi sur celui de l’inégalité — ou de la diversité — des cultures humaines qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l’esprit public, étroitement lié.

    Race et histoire, 1952

    Claude Lévi-Strauss

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    L’immortel

    Je pris pied sur une sorte de place, ou plutôt dans une cour. Elle était entourée d’un seul édifice de forme irrégulière et de hauteur variable ; diverses coupoles et colonnes appartenaient à cette construction hétérogène. Avant toute autre caractéristique du monument invraisemblable, l’extrême antiquité de son architecture me frappa. Je compris qu’il était antérieur aux hommes, antérieur à la Terre. Cette ostensible antiquité (bien qu’effrayante en un sens pour le regard) me parut convenable à l’ouvrage d’artisans immortels. Prudemment d’abord, puis avec indifférence, non sans désespoir à la fin, j’errai par les escaliers et les dallages de l’inextricable palais. Je vérifiai ensuite l’inconstance de la largeur et de la hauteur des marches : je compris la singulière fatigue qu’elles me causaient. « Ce palais, est l’œuvre des dieux », pensai-je d’abord. J’explorai les pièces inhabitées et corrigeai : « Les dieux qui l’édifièrent sont morts. » Je notai ses particularités et dis : « Les dieux qui l’édifièrent étaient fous. » Je le dis, j’en suis certain, avec une incompréhensible réprobation qui était presque un remords, avec plus d’horreur intellectuelle que de peur sensible. À l’impression d’antiquité inouïe, d’autres s’ajoutèrent, celle de l’indéfinissable, celle de l’atroce, celle du complet non-sens. J’étais passé par un labyrinthe, mais la très nette Cité des Immortels me fit frémir d’épouvante et de dégoût… Un labyrinthe est une chose faite à dessein pour confondre les hommes ; son architecture, prodigue en symétries, est orientée à cette intention. Dans les palais que j’explorai imparfaitement, l’architecture était privée d’intention. On n’y rencontrait que couloirs sans issue, hautes fenêtres inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou sur un puits, incroyables escaliers inversés, aux degrés et à la rampe tournés vers le bas. D’autres, fixés dans le vide à une paroi monumentale, sans aboutir nulle part, s’achevaient, après deux ou trois paliers, dans la ténèbre supérieure des coupoles. Je ne sais si tous les exemples que je viens d’énumérer sont littéraux ; je sais que, durant de nombreuses années, ils peuplèrent mes cauchemars ; je ne peux pas décider si tel ou tel détail traduit la réalité ou les formes qui éprouvèrent mes nuits. « Cette ville, pensais-je, est si horrible que sa seule existence et permanence, même au cœur d’un désert inconnu, contamine le passé et l’avenir, et de quelque façon compromet les astres. Aussi longtemps qu’elle subsistera, personne au monde ne sera courageux ou heureux. » Je ne veux pas la décrire ; un chaos de paroles disparates, un corps de tigre ou de taureau, où pulluleraient de façon monstrueuse, conjuguées et se haïssant, des dents, des viscères et des têtes pourraient à la rigueur en fournir des images approximatives. Je ne me souviens pas des étapes de mon retour à travers les hypogées humides et poussiéreux. Je sais seulement qu’au sortir du dernier labyrinthe, je demeurai en proie à la terreur de me voir encore une fois entouré par la funeste Cité des Immortels. Je ne me rappelle rien de plus. Cet oubli, aujourd’hui invincible, fut peut-être volontaire ; peut-être les circonstances de mon évasion furent-elles si pénibles que, quelque jour non moins oublié, je me jurai de les effacer de ma mémoire.

    Etre immortel est insignifiant ; à part l’homme, il n’est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. Le divin, le terrible, l’incompréhensible, c’est de se savoir immortel. J’ai noté que malgré les religions, pareille conviction est extrêmement rare. Juifs, chrétiens, musulmans confessent l’immortalité, mais la vénération qu’ils portent au premier âge prouve qu’ils n’ont foi qu’en lui, puisqu’ils destinent tous les autres, en nombre infini, à le récompenser ou à le punir.

    La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de fantômes ; chaque acte qu’ils accomplissent peut être le dernier ; aucun visage qui ne soit à l’instant de se dissiper comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de l’irrécupérable et de l’aléatoire. Chez les Immortels, en revanche, chaque acte (et chaque pensée) est l’écho de ceux qui l’anticipèrent dans le passé ou le fidèle présage de ceux qui, dans l’avenir, le répéteront jusqu’au vertige. Rien qui n’apparaisse pas perdu entre d’infatigables miroirs. Rien ne peut arriver une seule fois, rien n’est précieusement précaire. L’élégiaque, le grave, le cérémoniel ne comptent pas pour les Immortels. Homère et moi, nous nous sommes séparés aux portes de Tanger ; Je crois que nous ne nous sommes pas dit adieu.

    L’immortel, El Aleph, 1949

    Jorge Louis Borges

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    La Mère de toutes choses

    Le lendemain Goldmund ne put se décider à aller à l’atelier ; il erra par la ville comme il avait fait maintes fois en des journées maussades. Il regarda les femmes et les servantes se rendant au marché et resta surtout près de la fontaine du marché aux poissons, les yeux fixés sur les poissonniers et leurs épouses mal embouchées qui offraient et vantaient leur marchandise, sortaient des baquets les poissons frais et argentés. Les poissons, la bouche douloureusement ouverte, leurs yeux d’or anxieux et fixes, s’abandonnaient avec résignation à la mort ou se débattaient contre elle avec fureur et désespoir. Comme il était arrivé maintes fois déjà il fut pris de pitié pour ces animaux et de dégoût à l’égard des hommes ; pourquoi étaient-ils si insensibles et brutaux, si immensément bêtes et stupides ; pourquoi ne voyaient-ils rien, tous, les poissonniers et les poissonnières, et les clients qui marchandaient, pourquoi ne voyaient-ils pas ces bouches, ces yeux dans l’angoisse de mort, ces queues frappant furieusement autour d’elles, cette affreuse et inutile lutte désespérée, cette transformation intolérable des animaux mystérieux, merveilleusement beaux, le dernier léger frisson de la mort passant sur leur peau agonisante avant qu’ils soient, là, allongés, morts et éteints, lamentables morceaux de viande destinés à la table des mangeurs réjouis ? Ils ne voyaient rien, ces hommes, ils ne savaient rien et ne s’apercevaient de rien, rien ne leur parlait. Peu importait qu’une pauvre et noble bête crevât sous leurs yeux ou qu’un maître rendît sensible à en donner le frisson toute l’espérance, toute la noblesse, toute la douleur, toute l’obscure et poignante angoisse étouffante de la vie humaine; ils ne voyaient rien, rien ne les touchait. Tous ils étaient joyeux, ou occupés, se donnaient des airs d’importance, ils étaient pressés; criaient, riaient, ou rotaient les uns devant les autres, chahutaient, blaguaient, se chamaillaient pour deux liards, et tous trouvaient que tout allait bien, que tout était dans l’ordre, et tous se sentaient contents d’eux et du monde. C’étaient des cochons, ah ! bien pires, bien plus dégoûtants que des cochons. Oh ! lui-même sans doute avait assez souvent été des leurs, s’était senti joyeux au milieu de ces gens-là, avait couru après les filles, avait mangé en riant et sans frémir d’horreur des poissons frits. Mais toujours, et souvent tout d’un coup et comme par magie, il avait perdu cette gaieté et ce calme, toujours il s’était dégagé de ces égarements de toute cette graisse poisseuse, de cette satisfaction de soi-même, il avait cessé de se donner de l’importance, renoncé à cette paresseuse tranquillité de conscience, c’est cela qui l’avait jeté dans la solitude, dans les rêveries creuses, dans le vagabondage, dans la méditation des insondables problèmes de la souffrance, de la mort, de la vanité de tous nos actes, qui l’avait amené à regarder fixement l’abîme. Parfois, tandis qu’il s’abandonnait à la contemplation désespérée de ce monde de folie et d’épouvante, une joie s’était mise à fleurir tout à coup : une violente passion d’amour, l’envie de chanter une belle chanson ou de dessiner, ou bien en sentant une fleur, en jouant avec un chat, l’accord enfantin avec la vie s’était rétabli. Maintenant encore il reviendrait, cet accord, demain, après-demain, et le monde serait de nouveau bon, excellent. Jusqu’à l’heure où réapparaîtraient la tristesse, la méditation vaine, la tendresse poignante, désespérée, pour les poissons mourants et les fleurs qui se fanent, l’horreur de la vie indifférente, de l’insensibilité, de la cochonnerie des hommes qui écarquillent les yeux sans rien voir. A de tels moments il ne pouvait s’empêcher de penser avec une curiosité douloureuse, le cœur serré, à Victor, l’écolier errant, à qui il avait jadis enfoncé son couteau entre les côtes et qu’il avait abandonné, baignant dans son sang, sur les branches de sapin ; et il lui fallait réfléchir, se demander ce que pouvait bien être devenu ce Victor, si les bêtes l’avaient entièrement dévoré, s’il restait de lui quelque chose. Oui, les os sans doute restaient encore, avec quelques poignées de cheveux. Et les os ? qu’allait-il en advenir ? Combien de temps fallait-il, combien fallait-il de dizaines d’années ou seulement d’années avant qu’eux aussi aient perdu leur forme et soient redevenus poussière ?

    Aujourd’hui, tandis que le coeur plein d’une anxieuse mélancolie et d’une âpre haine dû monde et de lui-même il regardait avec pitié les poissons et avec dégoût les humains sur le marché, il était bien obligé de penser à Victor. Peut-être l’avait-on trouvé et enterré? Et s’il en était ainsi, est-ce que toute la chair était maintenant détachée de ses os ? Tout était-il pourri ? Les vers avaient-ils tout mangé? Y avait-il encore des cheveux sur son crâne et des sourcils au-dessus de ses orbites? Et de la vie de Victor, toute pleine pourtant d’aventures et d’histoires et du jeu fantasque de ses plaisanteries et de ses farces bizarres, qu’en était-il resté ? En dehors de quelques vagues souvenirs que son meurtrier gardait de lui, avait-il survécu quoi que ce soit de ce destin humain qui n’était cependant pas parmi les plus vulgaires ? Y avait-il encore un Victor dans le rêve des femmes qu’il avait jadis aimées ? Hélas! tout sans doute était fini, écoulé. Et c’était le destin de tous et toutes choses: une fleur qui s’épanouit un instant se fane et disparaît en un instant: après quoi la neige recouvre tout. Quel printemps en lui-même quand, voici quelques années, il était arrivé dans cette ville tout plein d’une soif ardente de l’art et d’une vénération profonde et frémissante pour maître Niklaus! En était-il resté quelque chose? Rien, pas plus que du corps de ce pauvre et grand chenapan de Victor. Si quelqu’un lui avait dit alors qu’un jour viendrait où Niklaus le reconnaîtrait comme son égal et demanderait, pour lui à la corporation des lettres de maîtrise, il aurait cru tenir en main tout le bonheur du monde. Et voilà que ce n’était plus qu’une fleur fanée, une chose desséchée, vide de joie.

    Tandis qu’il songeait ainsi, Goldmund eut tout à coup une vision. Ça ne dura qu’un instant, comme un éclair qui passe: il vit la figure de-là Mère, penchée sur l’abîme de la vie, avec un sourire lointain de beauté et d’horreur ; il la vit sourire aux naissances, aux trépas, aux fleurs, aux feuilles d’automne qui s’envolent dans un murmure, sourire à l’art, sourire à la putréfaction.

    Tout avait même prix pour elle, la Mère de toutes choses ; son sourire qui donnait le frisson était suspendu au-dessus de tout, comme la lune; elle avait pour Goldmund perdu dans sa mélancolique méditation, la même tendresse que pour les carpes agonisantes sur le pavé du marché. Lisbeth, la vierge fière et froide, lui était aussi chère que les os dispersés dans la forêt de ce Victor qui eût si volontiers volé jadis son ducat.

    Déjà l’éclair s’était éteint, le mystérieux visage de la Mère était évanoui, mais au fond de l’âme de Goldmund son reflet blême continuait à luire, une vague de vie, de douleur, de poignant désir passait à travers son cœur et le bouleversait. Non, non, il n’en voulait pas de ce bonheur satisfait des autres; des acheteurs du marché, des bourgeois, des hommes de la vie pratique.

    Que le diable les emporte! Oh ! le pâle visage frémissant, cette bouche sensuelle, mûre, cette bouche de fin d’été, sur les lèvres fatales de laquelle venait de passer, comme un souffle de vent, comme un rayon de lune, cet inexprimable sourire de mort!

    Narcisse et Goldmund, 1930

    Hermann Hesse

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    La lutte

    “Je dois avouer que je ne suis pas séduit par l’idéal de vie que prônent ceux qui estiment normal que les hommes aient à lutter pour vivre; que le meilleur sort dont on puisse rêver pour l’homme est de devoir piétiner ses semblables, les écraser et jouer des coudes…”

    John Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1854

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    Le fou

    La Nef des fous, Jérôme Bosch, 1500

    Il n’est plus simplement, dans les marges, la silhouette ridicule et familière:  : il prend place au centre du théâtre, comme le détenteur de la vérité — jouant ici le rôle complémentaire et inverse de celui qui est joué par la folie dans les contes et les satires. Si la folie entraîne chacun dans un aveuglement où il se perd, le fou, au contraire, rappelle à chacun sa vérité ; dans la comédie où chacun trompe les autres et se dupe lui-même, il est la comédie au second degré, la tromperie de la tromperie ; il dit dans son langage de niais, qui n’a pas figure de raison, les paroles de raison qui dénouent, dans le comique, la comédie : il dit l’amour aux amoureux, la vérité de la vie aux jeunes gens , la médiocre réalité des choses aux orgueilleux, aux insolents et aux menteurs.

     

    Histoire de la folie à l’âge classique, 1972

    Michel Foucault

    La lithotomie ou Cure de la Folie, Jérôme Bosch, 1494

    « Meester snijt die keye ras. Mijne name is lubbert das »

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    La terreur arbitraire

    Dans les camps d’extermination, tout s’est passé comme si l’on massacrait les Juifs en vertu des explications que ces doctrines donnaient de la haine dont ils étaient l’objet : le massacre n’avait rien à voir avec ce que les victimes avaient fait, ou n’avaient pas fait, rien à voir avec le vice ou la vertu. En niant ainsi la portée du comportement humain, elles se rapprochent dangereusement de ces pratiques et de ces formes modernes de gouvernement qui utilisent la terreur arbitraire pour supprimer la possibilité de toute activité humaine.

    Hannah Arendt

    Les origines du totalitarisme, 1951

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    Le crime

    En revanche l’objet « crime », ce sur quoi porte la pratique pénale, a été profondément modifié : la qualité, la nature, la substance en quelque sorte dont est fait l’élément punissable, plus que sa définition formelle. La relative stabilité de la loi a abrité tout un jeu de subtiles et rapides relèves. Sous le nom de crimes et de délits, on juge bien toujours des objets juridiques définis par le Code, mais on juge en même temps des passions, des instincts, des anomalies, des infirmités, des inadaptations, des effets de milieu ou d’hérédité ; on punit des agressions, mais à travers elles des agressivités ; des viols, mais en même temps des perversions ; des meurtres qui sont aussi des pulsions et des désirs. On dira : ce ne sont pas eux qui sont jugés ; si on les invoque, c’est pour expliquer les faits à juger, et pour déterminer à quel point était impliquée dans le crime la volonté du sujet. Réponse insuffisante. Car ce sont elles, ces ombres derrière les éléments de la cause, qui sont bel et bien jugées et punies. Jugées par le biais des « circonstances atténuantes » qui font entrer dans le verdict non pas seulement des éléments « circonstanciels » de l’acte, mais tout autre chose, qui n’est pas juridiquement codifiable : la connaissance du criminel, l’appréciation qu’on porte sur lui, ce qu’on peut savoir sur les rapports entre lui, son passé et son crime, ce qu’on peut attendre de lui à l’avenir. Jugées, elles le sont aussi par le jeu de toutes ces notions qui ont circulé entre médecine et jurisprudence depuis le XIXe siècle (les « monstres » de l’époque de Georget, les « anomalies psychiques » de la circulaire Chaumié, les « pervers » et les « inadaptés » des expertises contemporaines) et qui, sous le prétexte d’expliquer un acte, sont des manières de qualifier un individu. Punies, elles le sont par un châtiment qui se donne pour fonction de rendre le délinquant « non seulement désireux mais aussi capable de vivre en respectant la loi et de subvenir à ses propres besoins » ; elles le sont par l’économie interne d’une peine qui, si elle sanctionne le crime, peut se modifier (s’abrégeant ou, le cas échéant, se prolongeant) selon que se transforme le comportement du condamné ; elles le sont encore par le jeu de ces « mesures de sûreté » dont on accompagne la peine (interdiction de séjour, liberté surveillée, tutelle pénale, traitement médical obligatoire) et qui ne sont pas destinées à sanctionner l’infraction, mais à contrôler l’individu, à neutraliser son état dangereux, à modifier ses dispositions criminelles, et à ne cesser qu’une fois ce changement obtenu. L’âme du criminel n’est pas invoquée au tribunal aux seules fins d’expliquer son crime, et pour l’introduire comme un élément dans l’assignation juridique des responsabilités ; si on la fait venir, avec tant d’emphase, un tel souci de compréhension et une si grande application « scientifique », c’est bien pour la juger, elle, en même temps que le crime, et pour la prendre en charge dans la punition.

    Michel Foucault

    Surveiller et punir, 1975

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    Gaspillage d’énergie

    « L’opinion universelle est unanime dans la conviction que l’état actuel de paix armée est intenable et qu’il finira par devenir peu à peu impossible. Il exige des sacrifices monstrueux de la part de chaque nation; ces sacrifices dépassent de très loin les dépenses faites au profit d’œuvres de civilisation et ne procurent aucun bénéfice réel. Si donc l’humanité trouvait les moyens de renoncer à tous ces armements faits en vue de guerres qui n’ont jamais lieu, à cette immobilisation, pour cause de préparation militaire, d’une notable partie de la nation à l’âge le plus robuste et le plus fertile en rendement, et à tant d’autres dommages encore causés par l’état actuel, l’humanité réaliserait alors une si formidable économie d’énergie qu’à partir de ce moment-là on serait en droit de s’attendre à un épanouissement de civilisation tel qu’il n’a jamais pu en être rêvé; car la guerre, tout comme la lutte entre individus, a beau être le moyen le plus ancien de dénouer les dissentiments, elle n’en est pas moins le procédé le plus impropre, celui qui entraîne le pire gaspillage d’énergie. Le renoncement complet à la guerre, tant potentielle qu’actuelle, est donc entièrement conforme aux données de l’impératif énergétique, et constitue de nos jours une des tâches essentielles de la civilisation. »

    Die Philosophie der Werte, 1913

    Ostwald Wilhelm

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    Appartenance

    Un autre élément toutefois rend le besoin d’« appartenance » si impérieux : la conscience subjective, la faculté de penser par laquelle I’homme est conscient de lui-même comme entité individuelle, différente de la nature et des autres. Bien que le degré de cette conscience varie, comme I’indique le prochain chapitre, son existence confronte I’homme à un problème essentiellement humain : en étant conscient de lui-même comme distinct de la nature et des autres, en étant conscient — même très vaguement — de la mort, de la maladie, du vieillissement, il ressent obligatoirement son insignifiance et sa petitesse par rapport à I’univers et à tous les autres qui ne sont pas « lui ». A moins qu’il n’ait une appartenance, à moins que sa vie n’ait eu quelque sens et une orientation, il se sentirait comme une particule de poussière et son insignifiance l’accablerait. Il serait incapable de se relier à un quelconque système qui donnerait un sens à sa vie, il serait empli de doute et ce doute pourrait paralyser sa faculté d’agir — c’est-à-dire de vivre.

    Erich Fromm; La peur de la liberté, 1941

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    De la liberté à l’isolement

    Pour saisir les lignes de force de l’ évolution sociale, nous devons comprendre les mobiles psychologiques agissant au sein de I’individu, tout comme pour comprendre ce dernier, il nous faut le situer dans la perspective de la civilisation qui le forme. Mon propos est de montrer que l’homme moderne, dégagé des liens de la société primitive, liens qui le rassuraient et le limitaient à la fois, n’a pas conquis son indépendance dans le sens positif de la réalisation de son individu, c’est-à-dire de I ‘épanouissement de ses facultés intellectuelles , physiques et sensibles. Mais la liberté, qui l’a doté de I’autonomie et de la raison, I’a également affecté d’un sentiment d’isolement qui a créé chez lui un sentiment d’insécurité et d’impuissance. Cet isolement lui apparaît comme insoutenable. La seule alternative pour se délivrer de ce fardeau qu’est la liberté est alors soit de plonger dans une nouvelle servitude, soit d’activer le développement total de sa personnalité. Bien que cette étude soit un diagnostic plutôt qu’un pronostic — une analyse plutôt qu’une solution —, ses conclusions sont en rapport avec les problèmes actuels. Car la compréhension des motivations qui incitent une partie de I ‘humanité à renoncer à ses droits est une arme pour ceux qui refusent d’abdiquer face au totalitarisme.

    La peur de la liberté 1941

    Erich Fromm

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    Esprit libre, concept relatif

    On qualifie d’esprit libre quelqu’un qui pense autrement que l’on ne s’y attend de sa part en raison de sa provenance, de son milieu, de sa classe et de sa fonction ou en raison des opinions qui prédominent à son époque. Il est l’exception, les esprits liés sont la règle ; ceux-ci lui reprochent soit que ses principes libres aient pour origine le besoin maladif de se faire remarquer, soit qu’ils dénotent des actions libres, c’est-à-dire telles qu’elles sont incompatibles avec la morale servile. On dit parfois aussi que tel ou tel de ces principes libres dérivent d’une excentricité ou d’une exaltation mentale ; cependant, seule parle ainsi la malveillance, qui ne croit pas elle-même à ce qu’elle dit, mais veut nuire par ce biais : car d’ordinaire, chez l’esprit libre, la supériorité de la qualité et de l’acuité de son intellect se voient comme le nez au milieu du visage, si flagrante que les esprits liés la comprennent tout à fait. Mais les deux autres dérivations effectuées au sujet de la liberté d’esprit sont faites avec honnêteté ; de fait, bien des esprits libres naissent de l’une ou l’autre manière. Mais c’est pourquoi les thèses auxquelles ils sont parvenus en suivant ces chemins pourraient être plus vraies et plus fiables que celles des esprits liés. S’agissant de la connaissance de la vérité, ce qui compte, c’est de la détenir, non l’impulsion à partir de laquelle on l’a cherchée, la voie que l’on a suivie pour la trouver. Si les esprits libres ont raison, les esprits liés ont tort, peu importe que les premiers soient parvenus à la vérité par immoralité, que les autres, par moralité, en soient restés jusqu’à présent à la non-vérité. — Du reste, il n’appartient pas à l’essence de l’esprit libre de posséder des opinions plus exactes, mais bien plutôt de s’être détaché de la tradition, que ce soit avec bonheur, ou sans succès. Il aura toutefois d’ordinaire la vérité, ou à tout le moins l’esprit de la recherche de la vérité, de son côté : il exige des raisons, les autres des croyances.

     Remonter des conséquences aux raisons ou à l’absence de raisons. — Tous les États et les ordres de la société : les classes, le mariage, l’éducation, le droit, la force et la durée de tout cela ne réside que dans la croyance que leur accordent les esprits liés, — donc dans l’absence de raisons, du moins dans le refus de poser la question des raisons. Les esprits liés n’en conviendront pas volontiers, et ils sentent bien qu’il y a là un pudendum. Le christianisme, qui fut très innocent dans ses trouvailles intellectuelles, ne remarqua rien de ce pudendum, il exigea la foi et rien que la foi, et rejeta passionnément l’exigence de raisons ; il pointa le succès de la foi : vous ressentirez l’avantage de la foi, laissait-il entendre, c’est par elle seule que vous connaîtrez la félicité. L’État procède en réalité comme cela et tout père éduque son fils de la même manière : contente-toi de tenir ceci pour vrai, dit-il, tu sentiras combien cela fait du bien. Mais cela signifie que c’est à partir de l’utilité personnelle dont fait bénéficier une opinion que l’on prouverait sa vérité, que le caractère profitable d’une doctrine garantirait qu’elle soit certaine et fondée sur le plan intellectuel. C’est exactement comme si l’accusé déclarait devant le tribunal : mon avocat dit l’entière vérité, car considérez bien ce qui s’ensuit de son discours : je serai acquitté. — Puisque les esprits liés possèdent leurs principes en raison de leur utilité, ils supposent aussi que dans ses vues, l’esprit libre recherche de même son utilité et ne tient pour vrai que ce qui lui sert. Mais comme il semble que ce qui lui est utile soit l’opposé de ce qui est utile à ses compatriotes ou aux membres de sa classe, ils supposent que ses principes représentent pour eux un danger ; ils disent ou ils ressentent : il ne saurait avoir raison car il nous est nuisible.

    Le caractère fort et bon. — Le caractère lié des opinions, transformé en instinct par l’habitude, conduit à ce que l’on appelle la force de caractère. Si quelqu’un agit sur la base d’un petit nombre de motifs, mais toujours les mêmes, ses actions acquièrent une grande énergie ; si ces actions sont en harmonie avec les principes des esprits liés, elles sont reconnues et produisent accessoirement chez celui qui les accomplit le sentiment de bonne conscience. Un petit nombre de motifs, action énergique et bonne conscience constituent ce que l’on appelle force de caractère. Au caractère manque la connaissance des nombreuses possibilités et directions d’action ; son intellect est dénué de liberté, lié parce que, dans un cas donné, il ne lui montre peut-être que deux possibilités ; il doit à présent nécessairement choisir entre elles en conformité avec toute sa nature, et il le fait avec aisance et rapidité parce qu’il n’a pas à choisir entre cinquante possibilités. Le milieu qui éduque veut rendre l’homme non libre en lui faisant toujours voir le nombre le plus restreint de possibilités. L’individu est bien traité par ses éducateurs comme s’il était quelque chose de nouveau, mais qu’il doive devenir une répétition. Si l’homme apparaît d’abord comme quelque chose de non familier, qui n’a jamais existé, on doit en faire quelque chose de familier, qui a déjà existé. Chez l’enfant, on qualifie de bon caractère le fait que devienne visible l’enchaînement par ce qui a déjà existé ; en se plaçant du côté des esprits liés, l’enfant manifeste tout d’abord de l’éveil de son sens de la communauté ; sur la base de ce sens de la communauté, il devient ensuite utile à son État ou à sa classe.

    Mesure des choses chez les esprits liés. — De quatre espèces de choses, les esprits liés disent qu’elles sont légitimes. D’abord : toutes les choses qui ont de la durée sont légitimes ; en second lieu : toutes les choses qui ne nous importunent pas sont légitimes ; troisièmement : toutes les choses qui nous procurent un avantage sont légitimes ; quatrièmement : toutes les choses pour lesquelles nous avons effectué des sacrifices sont légitimes.

    Comparé à celui qui a la tradition de son côté et n’a besoin d’aucune raison pour agir, l’esprit libre est toujours faible, particulièrement dans son action ; car il connaît trop de motifs et de points de vue et de ce fait sa main manque d’assurance, d’exercice.

    Humain, trop humain, 1878

    Friedrich Nietzsche

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    “Désanimalisation”

    Ce que les gens entendent par la notion d’« être humain » se réduit toujours à une convention bourgeoise précaire. Celle-ci rejette et réprouve certains instincts extrêmement brutaux ; elle réclame une part de conscience, de civilité et de « désanimalisation » ; enfin, elle ne se contente pas d’autoriser un soupçon d’esprit, elle l’exige. L’« homme » défini selon cette convention représente, comme tout idéal bourgeois, un compromis. C’est une entreprise timide, naïvement rusée, qui vise à empêcher aussi bien notre mère à tous: la nature mauvaise, que notre père à tous : l’esprit ennuyeux, de faire valoir leurs fortes exigences. Elle permet ainsi de vivre entre les deux, dans un espace intermédiaire où règne une atmosphère tiède. Voilà pourquoi le bourgeois accepte et tolère ce qu’il appelle la « personnalité », tout en livrant celle-ci au Moloch que représente « l’État » et en se servant constamment de l’un pour lutter contre l’autre. Voilà pourquoi aussi le bourgeois brûle aujourd’hui un hérétique ou pend un criminel auquel il élèvera demain des statues.

    Le loup des steppes

    1927

    Hermann Hesse

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    La farce

    Mauvais sang

    Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne; je visitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacrés par son séjour; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu’un saint, plus de bon sens qu’un voyageur -et lui, lui seul! pour témoin de sa gloire et de sa raison.

    Sur les routes, par des nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon coeur gelé: “Faiblesse ou force: te voilà, c’est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à

    tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre.” Au matin j’avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu.

    Dans les villes la boue m’apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.

    Mais l’orgie et la camaraderie des femmes m’étaient interdites. Pas même un compagnon. Je me voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d’exécution, pleurant du malheur qu’ils n’aient pu comprendre, et pardonnant! -Comme Jeanne d’Arc!-“Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n’ai jamais été de ce peuple-ci; je n’ai jamais été chrétien; je suis de la race qui chantait dans le supplice; je ne comprends pas les lois; je n’ai pas le sens moral, je suis une brute: vous vous trompez…”

    Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre; magistrat, tu es nègre; général, tu es nègre; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre: tu as bu d’une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. -Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu’ils demandent à être bouillis. Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham.

    Connais-je encore la nature? me connais-je? -Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.

    Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse!

    Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler.

    J’ai reçu au cœur le coup de la grâce. Ah! je ne l’avais pas prévu !

    Je n’ai point fait le mal. Les jours vont m’être légers, le repentir me sera épargné. Je n’aurai pas eu les tourments de l’âme presque morte au bien, où remonte la lumière sévère comme les cierges funéraires. Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes. Sans doute la débauche est bête, le vice est bête ; il faut jeter la pourriture à l’écart. Mais l’horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l’heure de la pure douleur ! Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l’oubli de tout le malheur !

    Vite! est-il d’autres vies? — Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L’amour divin seul octroie les clefs de la science. Je vois que la nature n’est qu’un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.

    Le chant raisonnable des anges s’élève du navire sauveur: c’est l’amour divin. — Deux amours ! je puis mourir de l’amour terrestre, mourir de dévouement. J’ai laissé des âmes dont la peine s’accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés ; ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?

    Sauvez-les !

    La raison m’est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J’aimerais mes frères. Ce ne sont plus des promesses d’enfance. Ni l’espoir d’échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu.

    L’ennui n’est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, — tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertige l’étendue de mon innocence.

    Je ne serai plus capable de demander le réconfort d’une bastonnade. Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.

    Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J’ai dit : Dieu, Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ? Les goûts frivoles m’ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d’amour divin. Je ne regrette pas le siècle des cœurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.

    Quant au bonheur établi, domestique ou non… non, je ne peux pas. Je suis trop dissipé, trop faible. La vie fleurit par le travail, vieille vérité: moi, ma vie n’est pas assez pesante, elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde.

    Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d’aimer la mort !

    Si Dieu m’accordait le calme céleste, aérien, la prière, – comme les anciens saints. – Les saints ! des forts! les anachorètes, des artistes comme il n’en faut plus !

    Farce continuelle! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.

    Assez ! Voici la punition. —En marche!

    Ah! les poumons brûlent, les tempes grondent! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le cœur… les membres…

    Où va-t-on? au combat? Je suis faible! les autres avancent, Les outils, les armes… le temps!…

    Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. — Lâches ! —Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux !

    Ah!…

    – Je m’y habituerai.

    Ce serait la vie française, le sentier de l’honneur!

    Une saison en enfer, 1873

    Arthur Rimbaud

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    Vertue

    « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut »

    Réflexions, ou, Sentences et maximes morales

    1665

    La Rochefoucault

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    Réalité subjective

    « C’est nous, les hommes qui sentent en pensant, qui ne cessons de construire réellement quelque chose qui n’existe pas encore : tout le monde éternellement en croissance des appréciations, des couleurs, des poids, des perspectives, des gradations, des acquiescements et des négations. Ce poème que nous avons composé est constamment assimilé à force d’étude et d’exercice, traduit en chair et en réalité, et même en quotidienneté par ceux qu’on appelle les hommes pratiques (nos acteurs, ainsi que nous l’avons dit). Tout ce qui possède de la valeur dans le monde aujourd’hui ne la possède pas en soi, en vertu de sa nature, — la nature est toujours dénuée de valeur : — au contraire, une valeur lui a un jour été donnée et offerte, et c’est nous qui avons donné et offert ! C’est nous seuls qui avons d’abord créé le monde qui intéresse l’homme en quelque manière ! — Mais c’est justement le fait de le savoir qui nous manque. »

    Le Gai Savoir

    1882

    Friedrich Nitzsche

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    Système 1 versus Système 2

    Le Système 1 fonctionne automatiquement et rapidement, avec peu ou pas d’effort et aucune sensation de contrôle délibéré. Confronté à un problème – le choix d’un coup aux échecs ou la décision d’investir dans des actions –, le mécanisme de la pensée intuitive fait du mieux qu’il peut. Si l’individu dispose de l’expertise adéquate, il va identifier la situation, et la solution intuitive qui lui viendra à l’esprit a de fortes chances d’être correcte. C’est ce qui se passe quand un maître d’échecs observe une position complexe : les quelques coups qui lui apparaissent immédiatement sont tous forts. Quand la question est difficile et qu’une solution experte n’est pas accessible, cela n’empêche pas l’intuition de prendre le risque : une réponse peut alors rapidement venir à l’esprit – mais ce n’est pas une réponse à la question d’origine. La question à laquelle le décideur faisait face (dois-je investir dans les actions de Ford ?) était difficile, mais c’est la réponse à une question facile, et malgré tout liée à la première (est-ce que j’aime les Ford ?), qui lui est aussitôt venue et a déterminé son choix. C’est l’essence de l’heuristique intuitive : face à une question ardue, nous penchons souvent pour une réponse à une question facile, généralement sans prendre conscience de la substitution. La pensée rapide englobe les deux variantes de la pensée intuitive – l’experte et l’heuristique –, ainsi que les activités mentales entièrement automatiques que sont la perception et la mémoire, ces opérations qui vous permettent de savoir qu’une lampe se trouve sur votre bureau ou de retrouver le nom de la capitale de la Russie.

    Le Système 2 accorde de l’attention aux activités mentales contraignantes qui le nécessitent, y compris des calculs complexes. Le fonctionnement du Système 2 est souvent associé à l’expérience subjective de l’action, du choix, et de la concentration. Il arrive que la quête spontanée (Système 1) d’une solution intuitive échoue – ce n’est ni une solution d’expert, ni une réponse heuristique qui nous vient à l’esprit. Dans de tels cas, nous passons alors souvent à un mode de pensée plus lent, plus délibéré et qui nécessite plus d’effort. On peut parler de pensée lente.

    On ne peut pas toujours échapper aux biais, parce que le Système 2 n’a peut-être pas repéré l’erreur. Même quand nous disposons d’indices, ce n’est qu’en renforçant son contrôle que le Système 2, non sans effort, peut éviter les erreurs. Toutefois, il n’est pas forcément bon de vivre constamment sur le qui-vive, et c’est assurément peu pratique. La constante remise en question de vos propres réflexions serait incroyablement pénible, et le Système 2 est beaucoup trop lent et inefficace pour pouvoir remplacer le Système 1 dans la prise de décisions de routine.

    Système 1/Système 2

    2011

    Daniel Kahneman

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    L’éternité comme prérequis

    « Tous souffrent, songea-t-il, et chacun souffre parce qu’il pense. Tout au fond, l’esprit ne pense l’homme que dans l’éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu’angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec l’esprit, mais avec l’opium. Que de souffrances éparses dans cette lumière disparaîtraient, si disparaissait la pensée… »

    Libéré de tout, même d’être homme, il caressait avec reconnaissance le tuyau de sa pipe, contemplant l’agitation de tous ces êtres inconnus qui marchaient vers la mort dans l’éblouissant soleil, chacun choyant au plus secret de soi-même son parasite meurtrier. « Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu’est une destinée humaine sinon une vie d’efforts pour unir ce fou et l’univers… » Il revit Ferral, éclairé par la lampe basse sur la nuit pleine de brume, écoutant : « Tout homme rêve d’être dieu… »

    La condition humaine

    1933

    André Malraux 

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    Sa propre voix

    Il s’enfonçait en lui-même comme dans cette ruelle de plus en plus noire, où même les isolateurs du télégraphe ne luisaient plus sur le ciel. Il y retrouvait l’angoisse, et se souvint des disques : « On entend la voix des autres avec ses oreilles, la sienne avec la gorge. » Oui. Sa vie aussi, on l’entend avec la gorge, et celle des autres ?… Il y avait d’abord la solitude, la solitude immuable derrière la multitude mortelle comme la grande nuit primitive derrière cette nuit dense et basse sous quoi guettait la ville déserte, pleine d’espoir et de haine. « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je ? Une espèce d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres, je suis ce que j’ai fait. » Pour May seule, il n’était pas ce qu’il avait fait ; pour lui seul, elle était tout autre chose que sa biographie. L’étreinte par laquelle l’amour maintient les êtres collés l’un à l’autre contre la solitude, ce n’était pas à l’homme qu’elle apportait son aide ; c’était au fou, au monstre incomparable, préférable à tout, que tout être est pour soi-même et qu’il choie dans son cœur. Depuis que sa mère était morte, May était le seul être pour qui il ne fût pas Kyo Gisors, mais la plus étroite complicité. « Une complicité consentie, conquise, choisie », pensa-t-il, extraordinairement d’accord avec la nuit, comme si sa pensée n’eût plus été faite pour la lumière. « Les hommes ne sont pas mes semblables, ils sont ceux qui me regardent et me jugent ; mes semblables, ce sont ceux qui m’aiment et ne me regardent pas, qui m’aiment contre tout, qui m’aiment contre la déchéance, contre la bassesse, contre la trahison, moi et non ce que j’ai fait ou ferai, qui m’aimeraient tant que je m’aimerais moi-même — jusqu’au suicide, compris… Avec elle seule j’ai en commun cet amour déchiré ou non, comme d’autres ont, ensemble, des enfants malades et qui peuvent mourir… » Ce n’était certes pas le bonheur, c’était quelque chose de primitif qui s’accordait aux ténèbres et faisait monter en lui une chaleur qui finissait dans une étreinte immobile, comme d’une joue contre une joue — la seule chose en lui qui fût aussi forte que la mort.

    « Rouges ou bleus, disait Ferral, les coolies n’en seront pas moins coolies ; à moins qu’ils n’en soient morts. Ne trouvez-vous pas d’une stupidité caractéristique de l’espèce humaine qu’un homme qui n’a qu’une vie puisse la perdre pour une idée ? — Il est très rare qu’un homme puisse supporter, comment dirais-je ? sa condition d’homme… » Il pensa à l’une des idées de Kyo : tout ce pour quoi les hommes acceptent de se faire tuer, au-delà de l’intérêt, tend plus ou moins confusément à justifier cette condition en la fondant en dignité : christianisme pour l’esclavage, nation pour le citoyen, communisme pour l’ouvrier. Mais il n’avait pas envie de discuter des idées de Kyo avec Ferral. Il revint à celui-ci : « Il faut toujours s’intoxiquer : ce pays a l’opium, l’Islam le haschisch, l’Occident la femme… Peut-être l’amour est-il surtout le moyen qu’emploie l’Occidental pour s’affranchir de sa condition d’homme… » Sous ses paroles, un contre-courant confus et caché de figures glissait : Tchen et le meurtre, Clappique et sa folie, Katow et la révolution, May et l’amour, lui-même et l’opium… Kyo seul, pour lui, résistait à ces domaines. « Beaucoup moins de femmes se coucheraient, répondait Ferral, si elles pouvaient obtenir dans la position verticale les phrases d’admiration dont elles ont besoin et qui exigent le lit. — Et combien d’hommes ? — Mais l’homme peut et doit nier la femme : l’acte, l’acte seul justifie la vie et satisfait l’homme blanc. Que penserions-nous si l’on nous parlait d’un grand peintre qui ne fait pas de tableaux ? Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire. Rien autre. Je ne suis pas ce que telle rencontre d’une femme ou d’un homme modèle de ma vie ; je suis mes routes, mes… — Il fallait que les routes fussent faites. » Depuis les derniers coups de feu, Gisors était résolu à ne plus jouer le justificateur. « Sinon par vous, n’est-ce pas, par un autre. C’est comme si un général disait : avec mes soldats, je puis mitrailler la ville. Mais, s’il était capable de la mitrailler, il ne serait pas général… D’ailleurs, les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir… Ce qui les fascine dans cette idée, voyez-vous, ce n’est pas le pouvoir réel, c’est l’illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c’est de gouverner, n’est-ce pas ? Mais, l’homme n’a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre, vous l’avez dit. D’être plus qu’homme, dans un monde d’hommes. Échapper à la condition humaine, vous disais-je. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la volonté de puissance n’est que la justification intellectuelle, c’est la volonté de déité : tout homme rêve d’être dieu. » Ce que disait Gisors troublait Ferral, mais son esprit n’était pas préparé à l’accueillir. Si le vieillard ne le justifiait pas, il ne le délivrait plus de son obsession : « À votre avis, pourquoi les dieux ne possèdent-ils les mortelles que sous des formes humaines ou bestiales ? » Ferral s’était levé. « Vous avez besoin d’engager l’essentiel de vous-même pour en sentir plus violemment l’existence », dit Gisors sans le regarder. Ferral ne devinait pas que la pénétration de Gisors venait de ce qu’il reconnaissait en ses interlocuteurs des fragments de sa propre personne, et qu’on eût fait son portrait le plus subtil en réunissant ses exemples de perspicacité. « Un dieu peut posséder, continuait le vieillard avec un sourire entendu, mais il ne peut conquérir. L’idéal d’un dieu, n’est-ce pas, c’est de devenir homme en sachant qu’il retrouvera sa puissance ; et le rêve de l’homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité… »

    La condition humaine, 1933

    Malraux, André

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    L’effroi

    L’ action a pour cadre une institution de jeunes filles : le rideau se lève sur le cabinet de la directrice. Cette personne, blonde, d’une quarantaine d’années, d’allure imposante, est seule et manifeste une grande nervosité. On est à la veille des vacances et elle attend avec anxiété l’arri vée de quelqu’un : « Et Solange qui devrait être là… » Elle marche fébrilement à travers la pièce, touchant les meubles, les papiers. Elle va de temps à autre à la fenêtre qui donne sur le jardin où la récréation vient de commencer. On a entendu la cloche, puis de-ci de-là des cris joyeux de fillettes qui se perdent aussitôt dans le lointain brouhaha. Un jardinier hébété, qui hoche la tête et s’exprime d’une manière intolérable, avec d’immenses retards de compréhension et des vices de prononciation, le jardinier du pensionnat, se tient maintenant près de la porte, ânonnant des paroles vagues et ne semblant pas disposé à s’en aller. Il revient de la gare et n’a pas trouvé Mlle Solange à la descente du train : « Mad-moisell-So-lang… » Il traîne les syllabes comme des savates. On s’impatiente aussi. Cependant une dame âgée, qui vient de faire passer sa carte, est introduite. Elle a reçu de sa petite-fille une lettre assez confuse, mais la suppliant de venir au plus vite la chercher. Elle se laisse facilement rassurer : à cette époque de l’année les enfants sont toujours un peu nerveuses. Il n’y a, d’ailleurs, qu’à appeler la petite pour lui demander si elle a à se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose. La voici. Elle embrasse sa grand-mère. Bientôt on voit que ses yeux ne pourront plus se détourner des yeux de celle qui l’interroge. Elle se borne à quelques gestes de dénégation. Pourquoi n’attendrait-elle pas la distribution des prix qui doit avoir lieu dans quelques jours ? On sent qu’elle n’ose parler. Elle restera. L’enfant se retire, soumise. Elle va vers la porte. Sur le seuil, un grand combat paraît se livrer en elle. Elle sort en courant. La grand-mère, remerciant, prend congé. De nouveau, la directrice seule. L’attente absurde, terrible, où l’on ne sait quel objet changer de place, quel geste répéter, qu’entreprendre pour faire arriver ce qu’on attend… Enfin le bruit d’une voiture… Le visage qu’on observait s’éclaire. Devant l’éternité. Une femme adorable entre sans frapper. C’est elle. Elle repousse légèrement les bras qui la serrent. Brune, châtain, je ne sais. Jeune. Des yeux splendides, où il y a de la langueur, du désespoir, de la finesse, de la cruauté. Mince, très sobrement vêtue, une robe de couleur foncée, des bas de soie noire. Et ce rien de « déclassé » que nous aimons tant. On ne dit pas ce qu’elle vient faire, elle s’excuse d’avoir été retenue. Sa grande froideur apparente contraste autant qu’il est possible avec la réception qu’on lui fait. Elle parle, avec une indifférence qui a l’air affectée, de ce qu’a été sa vie, peu de chose, depuis l’année précédente où, à pareille époque, elle est déjà venue. Sans précisions de l’école où elle enseigne. Mais (ici la conversation va prendre un tour infiniment plus intime) il est maintenant question des bonnes relations que Solange a pu entretenir avec certaines élèves plus charmantes que les autres, plus jolies, mieux douées. Elle devient rêveuse. Ses paroles sont écoutées tout près de ses lèvres. Tout à coup, elle s’interrompt, on la voit à peine ouvrir son sac et, découvrant une cuisse merveilleuse, là, un peu plus haut que la jarretière sombre… « Mais, tu ne te piquais pas ! Non, oh ! main tenant, que veux-tu. » Cette réponse faite sur un ton de lassitude si poignant. Comme ranimée, Solange, à son tour, s’informe : « Et toi… chez toi ? Dis. » Ici aussi il y a eu de nouvelles élèves très gentilles. Une surtout. Si douce. « Chérie, tiens. » Les deux femmes se penchent longuement à la fenêtre. Silence. UN BALLON TOMBE DANS LA PIÈCE . Silence. « C’est elle ! Elle va monter. Tu crois ? » Toutes deux debout, appuyées au mur. Solange ferme les yeux, se détend, soupire, s’immobilise. On frappe. L’enfant de tout à l’heure entre sans dire mot, se dirige lentement vers le ballon, les yeux dans les yeux de la directrice ; elle marche sur la pointe des pieds. Rideau. À l’acte suivant, c’est la nuit dans une antichambre. Quelques heures se sont écoulées. Un médecin, avec sa trousse. On a constaté la disparition d’une enfant. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! Tout le monde s’affaire, la maison et le jardin ont été fouillés de fond en comble. La directrice, plus calme que précédemment. « Une enfant très douce, un peu triste peut-être. Mon Dieu, et sa grand-mère qui était là il y a quelques heures ! Je viens de l’envoyer chercher. » Le médecin méfiant : deux années consécutives, un accident au moment du départ des enfants. L’année dernière la découverte du cadavre dans le puits. Cette année… Le jardinier vaticinant et bêlant. Il est allé regarder dans le puits. « C’est drôle ; pour être drôle, c’est drôle. » Le médecin interroge vainement le jardinier : « C’est drôle. » Il a battu tout le jardin avec une lanterne. Il est impossible aussi que la fillette soit sortie. Les portes bien fermées. Les murs. Et rien dans toute la maison. La brute continue à ergoter misérablement avec elle-même, à ressasser d’une manière de moins en moins intelligible les mêmes choses. Le médecin n’écoute pour ainsi dire plus. « C’est drôle. L’année d’avant. Moi j’ai rien vu. Faudra que je remette demain une bougie… Où qu’elle peut être cette petite ? M’sieur l’ docteur. Bien, m’sieur l’ docteur. C’est quand même drôle… Et justement, v’là-t-il pas que ma-moisell-Solange arrive hier tantôt et que… Quoi, tu dis, cette mademoiselle Solange, ici ? Tu es sûr ? (Ah ! mais c’est plus que je ne pensais comme l’année dernière.) Laisse-moi. » L’embuscade du médecin derrière un pilier. Il ne fait pas encore jour. Passage de Solange qui traverse la scène. Elle ne semble pas participer à l’émoi général, elle va droit devant elle comme un automate. Un peu plus tard. Toutes les recherches sont restées vaines. C’est de nouveau le cabinet de la directrice. La grand-mère de l’enfant vient de se trouver mal au parloir. Vite il faut aller lui donner des soins. Décidément, ces deux femmes paraissent avoir la conscience tranquille. On regarde le médecin. Le commissaire.

    Les domestiques. Solange. La directrice… Celle-ci, à la recherche d’un cordial, se dirige vers l’armoire à pansements, l’ouvre… Le corps ensanglanté de l’enfant apparaît la tête en bas et s’écroule sur le plancher. Le cri, l’inoubliable cri. (À la représentation, on avait cru bon d’avertir le public que l’artiste qui interprétait le rôle de l’enfant avait dix-sept ans révolus. L’essentiel est qu’elle en paraissait onze.) Je ne sais si le cri dont je parle mettait exactement fin à la pièce, mais j’espère que ses auteurs (elle était due à la collaboration de l’acteur comique Palau et, je crois, d’un chirurgien nommé Thiéry, mais aussi sans doute de quelque démon) n’avaient pas voulu que Solange fût éprouvée davantage et que ce personnage, trop tentant pour être vrai, eût à subir une apparence de châtiment que, du reste, il nie de toute sa splendeur. J’ajouterai seulement que le rôle était tenu par la plus admirable et sans doute la seule actrice de ce temps, que j’ai vue jouer aux « Deux Masques » dans plusieurs autres pièces où elle n’était pas moins belle, mais de qui, peut-être à ma grande honte, je n’ai plus entendu parler : Blanche Derval.

    Nadja

    1928

    Breton, André

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    Originalité…

    L’important est que les aptitudes particulières que je me découvre lentement ici-bas ne me distraient en rien de la recherche d’une aptitude générale, qui me serait propre et ne m’est pas donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je me connais, d’affinités que je me sens, d’attirances que je subis, d’événements qui m’arrivent et n’arrivent qu’à moi, par-delà quantité de mouvements que je me vois faire, d’émotions que je suis seul à éprouver, je m’efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation. N’est-ce pas dans la mesure exacte où je prendrai conscience de cette différenciation que je me révélerai ce qu’entre tous les autres je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ?

    Nadja

    1928

    André Breton

  • Auteurs,  Textes

    Le Miroir

    Comme nous admirons ceux de nos maîtres qui ne parlent plus, la bouche pleine de terre ! L’hommage vient alors tout naturellement, cet hommage que, peut-être, ils avaient attendu de nous toute leur vie. Mais savez-vous pourquoi nous sommes toujours plus justes et plus généreux avec les morts ? La raison est simple ! Avec eux, il n’y a pas d’obligation. Ils nous laissent libres, nous pouvons prendre notre temps, caser l’hommage entre le cocktail et une gentille maîtresse, à temps perdu, en somme. S’ils nous obligeaient à quelque chose, ce serait à la mémoire, et nous avons la mémoire courte. Non, c’est le mort frais que nous aimons chez nos amis, le mort douloureux, notre émotion, nous- mêmes enfin ! 

    Il me semblait que je désapprenais en partie ce que je n’avais jamais appris et que je savais pourtant si bien, je veux dire vivre. Oui, je crois bien que c’est alors que tout commença. 

    Il faut le reconnaître humblement, mon cher compatriote, j’ai toujours crevé de vanité. Moi, moi, moi, voilà le refrain de ma chère vie, et qui s’entendait dans tout ce que je disais. Je n’ai jamais pu parler qu’en me vantant, surtout si je le faisais avec cette fracassante discrétion dont j’avais le secret. Il est bien vrai que j’ai toujours vécu libre et puissant. Simplement, je me sentais libéré à l’égard de tous pour l’excellente raison que je ne me reconnaissais pas d’égal. Je me suis toujours estimé plus intelligent que tout le monde, je vous l’ai dit, mais aussi plus sensible et plus adroit, tireur d’élite, conducteur incomparable, meilleur amant. Même dans les domaines où il m’était facile de vérifier mon infériorité, comme le tennis par exemple, où je n’étais qu’un honnête partenaire, il m’était difficile de ne pas croire que, si j’avais le temps de m’entraîner, je surclasserais les premières séries. Je ne me reconnaissais que des supériorités, ce qui expliquait ma bienveillance et ma sérénité. Quand je m’occupais d’autrui, c’était pure condescendance, en toute liberté, et le mérite entier m’en revenait : je montais d’un degré dans l’amour que je me portais. 

    La vérité est que tout homme intelligent, vous le savez bien, rêve d’être un gangster et de régner sur la société par la seule violence. Comme ce n’est pas aussi facile que peut le faire croire la lecture des romans spécialisés, on s’en remet généralement à la politique et l’on court au parti le plus cruel. Qu’importe, n’est-ce pas, d’humilier son esprit si l’on arrive par là à dominer tout le monde ? Je découvrais en moi de doux rêves d’oppression. 

    J’apprenais du moins que je n’étais du côté des coupables, des accusés, que dans la mesure exacte où leur faute ne me causait aucun dommage. Leur culpabilité me rendait éloquent parce que je n’en étais pas la victime. Quand j’étais menacé, je ne devenais pas seulement un juge à mon tour, mais plus encore : un maître irascible qui voulait, hors de toute loi, assommer le délinquant et le mettre à genoux. Après cela, mon cher compatriote, il est bien difficile de continuer sérieusement à se croire une vocation de justice et le défenseur prédestiné de la veuve et de l’orphelin. 

    Nous sommes tous des cas exceptionnels. Nous voulons tous faire appel de quelque chose ! Chacun exige d’être innocent, à tout prix, même si, pour cela, il faut accuser le genre humain et le ciel. Vous réjouirez médiocrement un homme en lui faisant compliment des efforts grâce auxquels il est devenu intelligent ou généreux. Il s’épanouira au contraire si vous admirez sa générosité naturelle. Inversement, si vous dites à un criminel que sa faute ne tient pas à sa nature ni à son caractère, mais à de malheureuses circonstances, il vous en sera violemment reconnaissant. Pendant la plaidoirie, il choisira même ce moment pour pleurer. Pourtant, il n’y a pas de mérite à être honnête, ni intelligent, de naissance. Comme on n’est sûrement pas plus responsable à être criminel de nature qu’à l’être de circonstance. Mais ces fripons veulent la grâce, c’est-à-dire l’irresponsabilité, et ils excipent sans vergogne des justifications de la nature ou des excuses des circonstances, même si elles sont contradictoires. L’essentiel est qu’ils soient innocents, que leurs vertus, par grâce de naissance, ne puissent être mises en doute, et que leurs fautes, nées d’un malheur passager, ne soient jamais que provisoires. Je vous l’ai dit, il s’agit de couper au jugement. Comme il est difficile d’y couper, délicat de faire en même temps admirer et excuser sa nature, ils cherchent tous à être riches. Pourquoi ? Vous l’êtes-vous demandé? Pour la puissance, bien sûr. Mais surtout parce que la richesse soustrait au jugement immédiat, vous retire de la foule du métro pour vous enfermer dans une carrosserie nickelée, vous isole dans de vastes parcs gardés, des wagons-lits, des cabines de luxe. La richesse, cher ami, ce n’est pas encore l’acquittement, mais le sursis, toujours bon à prendre… 

    Surtout, ne croyez pas vos amis, quand ils vous demanderont d’être sincère avec eux. Ils espèrent seulement que vous les entretiendrez dans la bonne idée qu’ils ont d’eux-mêmes, en les fournissant d’une certitude supplémentaire qu’ils puiseront dans votre promesse de sincérité. Comment la sincérité serait-elle une condition de l’amitié ? Le goût de la vérité à tout prix est une passion qui n’épargne rien et à quoi rien ne résiste. C’est un vice, un confort parfois, ou un égoïsme. Si, donc, vous vous trouvez dans ce cas, n’hésitez pas : promettez d’être vrai et mentez le mieux possible. Vous répondrez à leur désir profond et leur prouverez doublement votre affection. 

    C’est si vrai que nous nous confions rarement à ceux qui sont meilleurs que nous. Nous fuirions plutôt leur société. Le plus souvent, au contraire, nous nous confessons à ceux qui nous ressemblent et qui partagent nos faiblesses. Nous ne désirons donc pas nous corriger, ni être améliorés : il faudrait d’abord que nous fussions jugés défaillants. Nous souhaitons seulement être plaints et encouragés dans notre voie. En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l’effort de nous purifier. 

    Toujours est-il qu’après de longues études sur moi-même, j’ai mis au jour la duplicité profonde de la créature. J’ai compris alors, à force de fouiller dans ma mémoire, que la modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer. Je faisais la guerre par des moyens pacifiques et j’obtenais enfin, par les moyens du désintéressement, tout ce que je convoitais. 

    À un certain degré d’ivresse lucide, couché, tard dans la nuit, entre deux filles, et vidé de tout désir, l’espoir n’est plus une torture, voyez-vous, l’esprit règne sur tous les temps, la douleur de vivre est à jamais révolue. Dans un sens, j’avais toujours vécu dans la débauche, n’ayant jamais cessé de vouloir être immortel. N’était-ce pas le fond de ma nature, et aussi un effet du grand amour de moi-même dont je vous ai parlé? Oui, je mourais d’envie d’être immortel. Je m’aimais trop pour ne pas désirer que le précieux objet de mon amour ne disparût jamais. Comme, à l’état de veille, et pour peu qu’on se connaisse, on n’aperçoit pas de raisons valables pour que l’immortalité soit conférée à un singe salace, il faut bien se procurer des succédanés de cette immortalité. 

    Ah ! les petits sournois, comédiens, hypocrites, si touchants avec ça ! Croyez-moi, ils en sont tous, même quand ils incendient le ciel. Qu’ils soient athées ou dévots, moscovites ou bostoniens, tous chrétiens, de père en fils. Mais justement, il n’y a plus de père, plus de règle ! On est libre, alors il faut se débrouiller et comme ils ne veulent surtout pas de la liberté, ni de ses sentences, ils prient qu’on leur donne sur les doigts, ils inventent de terribles règles, ils courent construire des bûchers pour remplacer les églises. 

    L’essentiel est que tout devienne simple, comme pour l’enfant, que chaque acte soit commandé, que le bien et le mal soient désignés de façon arbitraire, donc évidente.

    Parfois, de loin en loin, quand la nuit est vraiment belle, j’entends un rire lointain, je doute à nouveau. Mais, vite, j’accable toutes choses, créatures et création, sous le poids de ma propre infirmité, et me voilà requinqué.

    La Chute

    1959

    Albert Camus

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    POUR SE PRENDRE AU PIÈGE

    C’est un restaurant comme les autres. Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? Une grande femme, à côté de moi, bat des œufs avec ses doigts. Un voyageur pose ses vêtements sur une table et me tient tête. Il a tort, je ne connais aucun mystère, je ne sais même pas la signification du mot : mystère, je n’ai jamais rien cherché, rien trouvé, il a tort d’insister. 

    L’ orage qui, par instants, sort de la brume me tourne les yeux et les épaules. L’ espace a alors des portes et des fenêtres. Le voyageur me déclare que je ne suis plus le même. Plus le même ! Je ramasse les débris de toutes mes merveilles. C’est la grande femme qui m’a dit que ce sont des débris de merveilles, ces débris. Je les jette aux ruisseaux vivaces et pleins d’oiseaux. La mer, la calme mer est entre eux comme le ciel dans la lumière. Les couleurs aussi, si l’on me parle des couleurs, je ne regarde plus. Parlez-moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude. 

    Grande femme, parle-moi des formes, ou bien je m’endors et je mène la grande vie, les mains prises dans la tête et la tête dans la bouche, dans la bouche bien close, langage intérieur. 

    Capitale de la douleur

    1926

    Paul Éluard

  • Auteurs,  Textes

    Liberté

    En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait.

    On peut juger un homme en disant qu’il est de mauvaise foi. Si nous avons défini la situation de l’homme comme un choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi.

    Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même de l’apparition de l’homme sur la terre, je les appellerai des salauds.

    L’existentialisme est un humanisme

    1945

    Jean-Paul Sartre

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    La corde

    À Édouard Manet. 

    « Les illusions, – me disait mon ami, – sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel. S’il existe un phénomène évident, trivial, toujours semblable, et d’une nature à laquelle il soit impossible de se tromper, c’est l’amour maternel. Il est aussi difficile de supposer une mère sans amour maternel qu’une lumière sans chaleur ; n’est-il donc pas parfaitement légitime d’attribuer à l’amour maternel toutes les actions et les paroles d’une mère, relatives à son enfant ? Et cependant écoutez cette petite histoire, où j’ai été singulièrement mystifié par l’illusion la plus naturelle. 

    » Ma profession de peintre me pousse à regarder attentivement les visages, les physionomies, qui s’offrent dans ma route, et vous savez quelle jouissance nous tirons de cette faculté qui rend à nos yeux la vie plus vivante et plus significative que pour les autres hommes. Dans le quartier reculé que j’habite, et où de vastes espaces gazonnés séparent encore les bâtiments, j’observai souvent un enfant dont la physionomie ardente et espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d’abord. Il a posé plus d’une fois pour moi, et je l’ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d’Épines et les Clous de la Passion, et la Torche d’Éros. Je pris enfin à toute la drôlerie de ce gamin un plaisir si vif, que je priai un jour ses parents, de pauvres gens, de vouloir bien me le céder, promettant de bien l’habiller, de lui donner quelque argent et de ne pas lui imposer d’autre peine que de nettoyer mes pinceaux et de faire mes commissions. Cet enfant, débarbouillé, devint charmant, et la vie qu’il menait chez moi lui semblait un paradis, comparativement à celle qu’il aurait subie dans le taudis paternel. Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m’étonna quelquefois par des crises singulières de tristesse précoce, et qu’il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et les liqueurs ; si bien qu’un jour où je constatai que, malgré mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer à ses parents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi. 

    » Quels ne furent pas mon horreur et mon étonnement quand, rentrant à la maison, le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme, l’espiègle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire ! Ses pieds touchaient presque le plancher ; une chaise, qu’il avait sans doute repoussée du pied, était renversée à côté de lui ; sa tête était penchée convulsivement sur une épaule ; son visage, boursouflé, et ses yeux, tout grands ouverts avec une fixité effrayante, me causèrent d’abord l’illusion de la vie. Le dépendre n’était pas une besogne aussi facile que vous le pouvez croire. Il était déjà fort roide, et j’avais une répugnance inexplicable à le faire brusquement tomber sur le sol. Il fallait le soutenir tout entier avec un bras, et, avec la main de l’autre bras, couper la corde. Mais cela fait, tout n’était pas fini ; le petit monstre s’était servi d’une ficelle fort mince qui était entrée profondément dans les chairs, et il fallait maintenant, avec de minces ciseaux, chercher la corde entre les deux bourrelets de l’enflure, pour lui dégager le cou. 

    » J’ai négligé de vous dire que j’avais vivement appelé au secours ; mais tous mes voisins avaient refusé de me venir en aide, fidèles en cela aux habitudes de l’homme civilisé, qui ne veut jamais, je ne sais pourquoi, se mêler des affaires d’un pendu. Enfin vint un médecin qui déclara que l’enfant était mort depuis plusieurs heures. Quand, plus tard, nous eûmes à le déshabiller pour l’ensevelissement, la rigidité cadavérique était telle, que, désespérant de fléchir les membres, nous dûmes lacérer et couper les vêtements pour les lui enlever. 

    » Le commissaire, à qui, naturellement, je dus déclarer l’accident, me regarda de travers, et me dit : « Voilà qui est louche ! » mû sans doute par un désir invétéré et une habitude d’état de faire peur, à tout hasard, aux innocents comme aux coupables. » Restait une tâche suprême à accomplir, dont la seule pensée me causait une angoisse terrible : il fallait avertir les parents. Mes pieds refusaient de m’y conduire. Enfin j’eus ce courage. Mais, à mon grand étonnement, la mère fut impassible, pas une larme ne suinta du coin de son œil. J’attribuai cette étrangeté à l’horreur même qu’elle devait éprouver, et je me souvins de la sentence connue : « Les douleurs les plus terribles sont les douleurs muettes. » Quant au père, il se contenta de dire d’un air moitié abruti, moitié rêveur : « Après tout, cela vaut peut-être mieux ainsi ; il aurait toujours mal fini ! » 

    » Cependant le corps était étendu sur mon divan, et, assisté d’une servante, je m’occupais des derniers préparatifs, quand la mère entra dans mon atelier. Elle voulait, disait-elle, voir le cadavre de son fils. Je ne pouvais pas, en vérité, l’empêcher de s’enivrer de son malheur et lui refuser cette suprême et sombre consolation. Ensuite elle me pria de lui montrer l’endroit où son petit s’était pendu. « Oh ! non ! madame, – lui répondis-je, – cela vous ferait mal. 

    » Et comme involontairement mes yeux se tournaient vers la funèbre armoire, je m’aperçus, avec du malheur, et comme j’allais les lancer au-dehors par la fenêtre ouverte, la pauvre femme saisit mon bras et me dit d’une voix irrésistible : « Oh ! monsieur ! laissez-moi cela ! je vous en prie ! je vous en supplie ! » Son désespoir l’avait, sans doute, me parut-il, tellement affolée, qu’elle s’éprenait de tendresse maintenant pour ce qui avait servi d’instrument à la mort de son fils, et le voulait garder comme une horrible et chère relique. – Et elle s’empara du clou et de la ficelle. 

    » Enfin ! enfin ! tout était accompli. Il ne me restait plus qu’à me remettre au travail, plus vivement encore que d’habitude, pour chasser peu à peu ce petit cadavre qui hantait les replis de mon cerveau, et dont le fantôme me fatiguait de ses grands yeux fixes. Mais le lendemain je reçus un paquet de lettres : les unes, des locataires de ma maison, quelques autres des maisons voisines ; l’une, du premier étage ; l’autre, du second ; l’autre, du troisième, et ainsi de suite, les unes en style demi-plaisant, comme cherchant à déguiser sous un apparent badinage la sincérité de la demande ; les autres, lourdement effrontées et sans orthographe, mais toutes tendant au même but, c’est-à-dire à obtenir de moi un morceau de la funeste et béatifique corde. Parmi les signataires il y avait, je dois le dire, plus de femmes que d’hommes ; mais tous, croyez-le bien, n’appartenaient pas à la classe infime et vulgaire. J’ai gardé ces lettres. 

    » Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau, et je compris pourquoi la mère tenait tant à m’arracher la ficelle et par quel commerce elle entendait se consoler. »

    Le Spleen de Paris

    1869

    Charles Baudelaire

  • Auteurs,  Textes

    Ce crâne

    Il (Hamlet) ramasse et jette un crâne. 

    HAMLET

    Ce crâne avait une langue, et pouvait chanter jadis ! Et voici que ce coquin le jette contre la terre, comme si c’était la mâchoire de Caïn, celui qui commit le premier meurtre. C’est peut-être la caboche d’un politicien qu’il envoie promener, cet âne. D’un qui se croyait plus fin que Dieu, ne se peut-il pas ? 

    HORATIO

    Il se pourrait, monseigneur. 

    HAMLET

    Ou encore d’un courtisan, un qui savait dire : « Ah, mon cher seigneur, bonjour, ah, mon bon seigneur, comment allez-vous ? » Qui sait si ce n’est pas monseigneur Untel, qui disait tant de bien du cheval de monseigneur Untel, avec l’idée qu’il se le ferait offrir ? Oui, pourquoi pas ? 

    HORATIO

    Oui, pourquoi pas, monseigneur.

    HAMLET

    Eh bien, c’est donc lui, et ce crâne-là sans mâchoire, abîmé au couvercle par la bêche d’un fossoyeur, c’est Noble Dame du Ver. Un beau retour des choses, pour qui sait voir ! La croissance de ces os n’a-t-elle coûté si cher que pour qu’ils servent au jeu de quilles ? Les miens me font mal, rien que d’y penser.

    LE PREMIER FOSSOYEUR, chantant.

    Une pioche et deux coups d’ bêche, Un drap pour le met’ dedans, Avec un trou dans la glaise, Pour c’ copain c’est suffisant… han ! Il envoie rouler un second crâne. 

    HAMLET

    En voici un autre. Et pourquoi ne serait-ce pas celui d’un homme de loi ? Où sont-ils, maintenant, ses distinguos et ses arguties, ses procès et ses baux, ses finasseries ? Comment peut-il supporter que ce rustre grossier lui tape sur l’occiput avec sa pelle fangeuse ? Pourquoi ne le menace-t-il pas d’une action en justice, pour voies de fait ? (Il prend le crâne.) Hum ! Ce gaillard-là a peut-être été en son temps un grand acquéreur de terre, et tout affairé d’hypothèques, de reçus, de levées, de doubles garanties, de recours. Mais n’est-ce pas la fin de ses garanties, la levée de tous ses recours, que d’avoir sa fine caboche toute pleine de fine ordure ? Et tous ses garants simples ou doubles ne lui garantiront-ils rien de plus, de tous ses achats, que la longueur et la largeur d’une couple de contrats ? À peine si ses titres d’achat eussent pu tenir dans cette boîte… Faut-il donc que leur possesseur n’ait pas plus de place, dis-moi ?

    HORATIO

    Pas un pouce de plus, monseigneur. 

    HAMLET

    Ne fait-on pas le parchemin avec la peau du mouton ? 

    HORATIO

    Oui, monseigneur, et avec celle du veau. 

    HAMLET

    Moutons et veaux ceux qui cherchent la garantie des parchemins. 

    Hamlet

    1600

    W. Shakespeare

  • Auteurs,  Textes

    Le corps comme référence

    Bien que la réalité externe existe, ce que nous en connaissons nous parviendrait par le biais de la représentation des perturbations qu’elle subit lorsque le corps agit. Peut-être ne saurons-nous jamais dans quelle mesure les connaissances que nous acquérons ainsi reflètent fidèlement la réalité « absolue ». Il est seulement nécessaire que les représentations de la réalité que notre cerveau élabore soient tout à fait invariables, chez nous et chez les autres – et je crois qu’elles le sont. 

    Considérons la représentation que nous nous formons des chats : il s’agit de l’élaboration d’une certaine image traduisant la façon dont notre organisme tend à être modifié par une classe d’entités que nous appelons chats, et cette élaboration doit être faite de façon invariable, aussi bien par nous-mêmes que par les autres individus avec lesquels nous vivons. Ces représentations des chats, systématiques et invariables, sont, en elles-mêmes, réelles. Nos processus mentaux sont réels, les images que nous nous formons des chats sont réelles, la façon dont nous ressentons les chats est réelle. Simplement, cette réalité mentale, neurale, biologique est la nôtre. Les grenouilles ou les oiseaux qui regardent un chat le voient de façon différente, et c’est certainement le cas des chats eux-mêmes. 

    L’Erreur de Descartes

    Antonio Damasio

    1994

  • Auteurs,  Textes

    Le journal d’un fou

    Poprichtchine
    Tableau d’Ilia Répine (1882)

    C’est impossible , cela ne tient pas debout . Ce mariage ne se fera pas ! Il est gentilhomme de la chambre , et après ? Ce n’est qu’une distinction : ce n’est pas une chose visible qu’on puisse prendre dans ses mains . Ce n’est pas parce qu’il est gentilhomme de la chambre qu’il lui viendra un troisième œil au milieu du front . Son nez n’est pas en or , que je sache , mais tout pareil au mien , au nez de n’importe qui ; il lui sert à priser , et non à manger , à éternuer , et non à tousser . J’ai déjà plusieurs fois essayé de démêler l’origine de toutes ces différences . Pourquoi suis – je conseiller titulaire , et à quel propos ? Peut – être que je suis comte ou général et que j’ai seulement l’air comme ça d’être un conseiller titulaire ? Peut – être que j’ignore moi – même qui je suis . Il y en a de nombreux exemples dans l’histoire : un homme ordinaire , sans parler d’un noble , un simple bourgeois ou un paysan , découvre subitement qu’il est un grand seigneur , ou un baron ou quelque chose d’approchant . Si un si illustre personnage peut sortir d’un moujik , que sera – ce s’il s’agit d’un noble ! Si , par exemple , je descendais dans la rue en uniforme de général : une épaulette sur l’épaule droite , une autre sur l’épaule gauche et un ruban bleu ciel en écharpe ? Sur quel ton chanterait alors ma dame ? Et que dirait Papa , notre directeur ? Oh ! c’est un grand ambitieux ! Un franc – maçon , sans aucun doute ; bien qu’il fasse semblant d’être ceci et cela , j’ai tout de suite deviné qu’il était franc – maçon : quand il tend la main à quelqu’un , il n’avance que deux doigts . Est – ce que je ne peux pas , à l’instant même … , être promu général – gouverneur ou intendant , ou quelque chose de ce genre ? Je voudrais savoir pourquoi je suis conseiller titulaire ? Pourquoi précisément conseiller titulaire ?

    Nikolaï Vassilievitch Gogol

    1834

  • Auteurs,  Textes

    Les formules

    D’emblée, j’ai fait part à mon ami de mes conceptions sur les limites de la science : je suis tout à fait sceptique devant les prétentions de la science à l’objectivité et à la vérité. Il m’est certes pénible de voir que les résultats scientifiques, surtout en neurobiologie, ne sont rien d’autres que les approximations provisoires, que l’on peut trouver bonnes pendant un moment, mais seulement jusqu’à ce qu’elles soient écartées pour laisser place à de meilleures interprétations. Cependant, ce n’est pas parce qu’il faut être sceptique sur la portée des explications fournies par la science que l’on ne doit pas s’enthousiasmer pour les efforts déployés afin d’ améliorer les approximations en cours. 

    L’ erreur de Descartes
    1994

    Antonio Damasio

  • Auteurs,  Textes

    Diapsalmata

    Pourquoi mon âme et ma pensée sont-elles si infécondes, et pourtant toujours torturées de douleurs vides, voluptueuses et atroces! La langue de mon âme ne se déliera-t-elle jamais? Devrais-je toujours balbutier? J’ai besoin d’une voix, perçante comme la vue de Lyncée, terrifiante comme le soupir des géants, persistante comme les bruits de la nature, mordante comme un souffle givré, malicieuse comme le dédain sans coeur de l’écho, s’étendant de la basse la plus profonde jusqu’aux sons les plus tendres, pouvant moduler depuis le chuchotement sacré jusqu’à l’énergie de la frénésie. C’est là ce qu’il me faut pour ne pas étouffer, pour exprimer ce qui me tient au cœur, pour secouer les entrailles de la colère aussi bien que celles de la sympathie. Mais ma voix est rauque comme le cri de la mouette, ou éteinte comme la bénédiction aux lèvres d’un muet.

    La légende dit qu’en visitant l’antre de Trophonius, Parmeniscus perdit la faculté de rire, mais la retrouva en apercevant à Delos un bloc informe, image disait-on, de la déesse Létos. La même chose m’est advenue. Etant très jeune, j’ai oublié le rire dans l’antre de Trophonius; plus âgé j’ai ouvert les yeux et regardé la réalité, et je me suis mis à rire. Depuis je n’ai plus cessé de le faire. J’ai vu que la signification de la vie était d’obtenir un gagne-pain, son but d’obtenir un titre; le suprême plaisir de l’amour de trouver une jeune fille dans l’aisance; les délices de l’amitié de s’entraider en cas de gêne. J’ai vu que la sagesse était la propriété de la majorité; que de faire un discours impliquait l’inspiration; qu’on était courageux en osant se faire frapper d’une amende de 10 Rbd et qu’il y avait de la cordialité dans le souhait de bonne digestion après un repas; et que c’est signe de piété de communier une fois par an. J’ai vu tout cela, et j’ai ri.

    Enten-eller

    Sören Kierkegaard

  • Auteurs,  Textes

    Des anciennes tables et des nouvelles

    Quand je suis allé voir les hommes je les ai trouvés assis sur une vielle prétention: tous s’imaginaient savoir depuis longtemps déjà ce qui est bien ou mal pour l’homme. 

    Toute discussion sur la vertu leur semblait une vielle affaire fatiguée; et celui qui voulait bien dormir parlait encore avant d’aller au lit du “bien” et du “mal”.

    Et je leur ai dit de renverser leurs anciennes chaires et tous les lieux où la vielle prétention avait trouvé son siège; je leur ai dit de rire de leur grands maîtres-de-vertu, de leur saints, de leurs poètes et de leurs rédempteurs-du-monde.

    Me voici, là, assis, attendant, de vieilles tables brisées autour de moi, et d’autre, nouvelles, à demi gravée. 

    Ainsi parla Zarathoustra

    1885

    Friedrich Nietzsche

  • Auteurs,  Textes

    Avant le lever du soleil

    En vérité, c’est une bénédiction et non un blasphème, quand je dis: « Au dessus de toute chose il y a le ciel Hasard, le ciel Innocence, le ciel Contingence, le ciel Exubérance. »

    « Par hasard »- c’est la plus vielle des noblesses du monde et je l’ai rendue à toutes les choses, que j’ai délivrées de l’esclavage de la finalité.

    Cette liberté et sérénité de ciel je les ai déposées sur toutes les choses comme des cloches d’azur, quand j’ai dit qu’au dessus d’elles et en elles il n’y a pas de « volonté éternelle » qui veut.

    Ainsi parla Zarathoustra

    Traduction Maël Renouard

    1885

    Friedrich Nietzsche

  • Auteurs,  Textes

    Vom Lande der Bildung

    “An meinen Kindern will ich es gut machen, dass ich meiner Väter Kind bin: und an aller Zukunft – diese Gegenwart!”

    “Dans mes enfants je veux réparer cette faute, d’avoir été l’enfant de mes pères: et dans l’avenir tout entier cette faute – qu’il y ait ce présent-ci! -“

    Also sprach Zarathustra

    1885

    Friedrich Nitzsche

  • Auteurs,  Textes

    Des trois métamorphoses

    Je vous dirai trois métamorphoses de l’esprit: comment l’esprit devient chameau, et le chameau lion, et puis le lion enfant. 

    Il y a bien des choses pesantes à l’esprit, pour l’esprit fort et endurant que le respect habite: sa force aspire aux charges lourdes, les plus lourdes.

    Qu’est-ce qui est lourd demande l’esprit qui endure, et pareil au chameau il s’agenouille et veut qu’on le charge bien.

    Oh vous les héros, qu’est-ce qui est le plus lourd? demande l’esprit que endure, que je le prenne sur mon dos et course de ma force. 

    N’est−ce point ceci: se rabaisser pour meurtrir son orgueil? Faire que sa folie resplendisse – pour railler sa propre sagesse?

    Ou bien est−ce ceci: abandonner une cause lorsqu’elle célèbre sa victoire? gagner de hautes montagnes pour y tenter le tentateur? 

    Ou bien est−ce ceci: se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et affamer son âme par amour de la vérité? 

    Ou bien est−ce ceci: être malade et renvoyer au diable ceux qui consolent, et s’allier d’amitié avec des sourds qui jamais n’entendent ce que tu veux? 

    Ou bien est−ce ceci: dans les eaux sales se plonger, si ce sont les eaux de la vérité et ne pas écarter les grenouilles froides et les crapauds ardents? 

    Ou bien est−ce ceci: aimer ceux qui nous méprisent et tendre la main au spectre si il veut nous effrayer? 

    L’esprit robuste assume tout cela qui est lourd: et pareil au chameau qui une fois chargé se presse d’aller au désert, il gagne en hâte son désert. 

    Mais la deuxième métamorphose vient au désert de la plus haute solitude: ici l’esprit devient lion, il veut conquérir sa liberté et se rendre seigneur de son propre désert. 

    Il cherche ici son dernier maître: il veut en être l’ennemi – et l’ennemi de son dernier dieu; il veut s’affronter au grand dragon et le vaincre. 

    Quel est-il ce grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler seigneur ni dieu? Le grand dragon s’appelle “Tu-dois”. Mais l’esprit du lion dit “je veux.”

    “Tu-dois” lui fait obstacle, éclatant de dorure, et c’est un animal couvert d’écailles et sur chacune d’elle est écrit “Tu dois!” en lettres d’or qui brillent.”

    Des valeurs millénaires brillent sur ces écailles, et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons: “La valeur de toutes les choses elle brille sur mon dos.”

    “Toute valeur fut créée, et toute valeur créée c’est moi. En vérité, il ne doit plus avoir de “Je veux!” Ainsi parle le dragon.

    Mes frères, à quoi bon ce lion dans l’esprit? Est-ce qu’il ne suffit pas l’esprit corvéable qui renonce et qui se respecte?

    Créer de nouvelles valeurs, le lion non plus ne le peut pas encore: mais créer pour soi-même la liberté qui crée, cela est au pouvoir du lion. 

    Créer pour soi-même la liberté et opposer au devoir aussi un Non plein de sainteté: à cela sert le lion, mes frères.  

    Se donner droit à de nouvelles valeurs – c’est la plus effrayante conquête pour un esprit qui endure et qui respecte. Vraiment, c’est pour lui un vol – l’affaire d’une bête de proie.

    Il eut un temps où il aimait le “Tu-dois” comme son plus saint trésor: et maintenant il faut qu’il trouve la folie et l’arbitraire jusque dans ce qu’il y a de plus saint, pour se libérer en dérobant la liberté dans son amour lui-même: ce vol a besoin du lion.

    Mais, dites−moi, mes frères, que peut l’enfant que le lion ne pouvait? Que sert au lion qui dérobe de devenir l’enfant aussi? 

    L’enfant est innocence et oubli, c’est un recommencement, un jeu, une roue qui roule sur soi−même, un premier mouvement, une sainte affirmation. 

    Oui, pour jouer au jeu de la création, mes frères, il est besoin d’ une sainte affirmation: à présent l’esprit veut sa volonté, et l’homme qui a perdu le monde gagne son monde. 

    Je vous ai dit trois métamorphoses de l’esprit: comment l’esprit devient chameau, et le chameau, lion, et puis le lion enfant. – –

    Ainsi parla Zarathoustra

    Friedrich Nitzsche

    1885

    Traduction de Maël Renouard

  • Auteurs,  Films

    Jeanne d’Arc

    Jeanne d’Arc
    Carl Theodor Dreyer
    1928

    L’aveu

    De là aussi les ambiguïtés de son rôle. D’un côté, on essaie de le faire entrer dans le calcul général des preuves ; on fait valoir qu’il n’est rien de plus que l’une d’elles : il n’est pas l’evidentia rei ; pas plus que la plus forte d’entre les preuves, il ne peut emporter à lui seul la condamnation, il doit être accompagné d’indices annexes, et de présomptions ; car on a bien vu des accusés se déclarer coupables de crimes qu’ils n’avaient pas commis ; le juge devra donc faire des recherches complémentaires, s’il n’a en sa possession que l’aveu régulier du coupable. Mais d’autre part, l’aveu l’emporte sur n’importe quelle autre preuve. Il leur est jusqu’à un certain point transcendant ; élément dans le calcul de la vérité, il est aussi l’acte par lequel l’accusé accepte l’accusation et en reconnaît le bien-fondé ; il transforme une information faite sans lui en une affirmation volontaire. Par l’aveu, l’accusé prend place lui-même dans le rituel de production de la vérité pénale. Comme le disait déjà le droit médiéval, l’aveu rend la chose notoire et manifeste. À cette première ambiguïté, se superpose une seconde : preuve particulièrement forte, ne demandant pour emporter la condamnation que quelques indices supplémentaires, réduisant au minimum le travail d’information et la mécanique démonstratrice, l’aveu est donc recherché ; on utilisera toutes les coercitions possibles pour l’obtenir. Mais s’il doit être, dans la procédure, la contrepartie vivante et orale de l’information écrite, s’il doit en être la réplique et comme du côté de l’accusé, il doit être entouré de garanties et de formalités. Il garde quelque chose d’une transaction : c’est pourquoi on exige qu’il soit « spontané », qu’il soit formulé devant le tribunal compétent, qu’il soit fait en toute conscience, qu’il ne porte pas sur des choses impossibles, etc.  Par l’aveu, l’accusé s’engage par rapport à la procédure ; il signe la vérité de l’information. Cette double ambiguïté de l’aveu (élément de preuve et contrepartie de l’information ; effet de contrainte et transaction semi-volontaire) explique les deux grands moyens que le droit criminel classique utilise pour l’obtenir : le serment qu’on demande à l’accusé de prêter avant son interrogatoire (menace par conséquent d’être parjure devant la justice des hommes et devant celle de Dieu ; et en même temps, acte rituel d’engagement) ; la torture (violence physique pour arracher une vérité, qui de toute façon, pour faire preuve, doit être répétée ensuite devant les juges, à titre d’aveu « spontané ».

    Michel Foucault

    Surveiller et punir, 1975

  • Auteurs,  Textes

    La responsabilité

    L’ histoire d’Oedipe est bien connue : un berger, ayant trouvé un nouveau-né abandonné, l’apporta au roi Polybe qui l’éleva. Quand Oedipe fut grand, il rencontra sur un chemin de montagne un char où voyageait un prince inconnu. Ils se prirent de querelle, Oedipe tua le prince. Plus tard, il épousa la reine Jocaste et devint roi de Thèbes. Il ne se doutait pas que l’homme qu’il avait tué autrefois dans les montagnes était son père et la femme avec laquelle il couchait, sa mère. Cependant, le sort s’acharnait sur ses sujets et les accablait de maladies. Quand Oedipe comprit qu’il était lui-même coupable de leurs souffrances, il se creva les yeux avec des épingles et, à jamais aveugle, il partit de Thèbes.

    Et il se disait (Thomas) que la question fondamentale n’était pas : Savaient-ils ou ne savaient-ils pas ? Mais : Est-on innocent parce qu’on ne sait pas ? Un imbécile assis sur le trône est-il déchargé de toute responsabilité du seul fait que c’est un imbécile ? 

    Alors, Tomas se rappela l’histoire d’Oedipe. Oedipe ne savait pas qu’il couchait avec sa propre mère et, pourtant, quand il eut compris ce qui s’était passé, il ne se sentit pas innocent. Il ne put supporter le spectacle du malheur qu’il avait causé par son ignorance, il se creva les yeux et, à jamais aveugle, il partit de Thèbes.

    L’insoutenable légèreté de l’être

    Milan Kundera

    1984

  • Auteurs,  Textes

    L’issue

    Elle regardait Tomas. Ce n’était pas sur ses yeux qu’était pointé son regard, mais une dizaine de centimètres plus haut, sur ses cheveux, qui exhalaient l’odeur du sexe d’une autre.

    Elle dit : « Tomas, je n’en peux plus. Je sais que je n’ai pas le droit de me plaindre. Depuis que tu es revenu à Prague à cause de moi, je me suis interdit d’être jalouse. Je ne veux pas être jalouse, mais je ne peux pas m’en empêcher, je n’en ai pas la force. S’il te plaît, aide-moi ! » 

    Il la prit par le bras et la conduisit dans un square où ils allaient souvent se promener des années plus tôt. Dans ce square il y avait des bancs : des bleus, des jaunes, des rouges. Quand ils furent assis, Tomas lui dit : « Je te comprends. Je sais ce que tu veux. J’ai tout arrangé. Maintenant, tu vas aller au Mont-de-Pierre. » 

    Aussitôt, elle fut saisie d’angoisse : « Au Mont-de- Pierre ? Pour quoi faire, au Mont-de-Pierre ? 

    — Tu monteras tout en haut et tu comprendras. »

    Elle n’avait aucune envie de s’en aller ; son corps était si faible qu’elle n’arrivait pas à se détacher du banc. Mais elle ne pouvait désobéir à Tomas. Elle fit un effort pour se lever. 

    Elle se retourna. Il était toujours assis sur le banc et lui souriait presque gaiement. Il fit un geste de la main, sans doute pour l’encourager. 

    En arrivant au Mont-de-Pierre, cette colline verdoyante qui se dresse au centre de Prague, elle s’aperçut avec stupeur qu’il n’y avait personne. C’était curieux, car d’habitude des foules de Pragois venaient à toute heure y prendre l’air dans les allées. Elle avait l’angoisse au coeur, mais la colline était tellement silencieuse et le silence si rassurant qu’elle ne se défendait pas et s’abandonnait avec confiance dans ses bras. Elle montait, s’arrêtant de temps à autre pour regarder en arrière. A ses pieds, elle découvrait une multitude de tours et de ponts. Les saints menaçaient du poing, leurs yeux pétrifiés fixés sur les nuages. C’était la plus belle ville du monde. 

    Elle arriva en haut. Derrière les stands où l’on vendait d’ordinaire des glaces, des cartes postales et des biscuits (les vendeurs étaient absents ce jour-là) une pelouse s’étendait à perte de vue, plantée d’arbres clairsemés. Elle y aperçut quelques hommes. Plus elle s’en approchait, plus elle ralentissait le pas. Il y en avait six. Ils étaient immobiles ou ils allaient et venaient très lentement, un peu comme des joueurs sur un terrain de golf quand ils examinent le relief, soupèsent leur canne dans leur main et se concentrent pour se mettre en condition avant le tournoi. 

    Elle arrivait enfin tout près d’eux. Parmi les six hommes, elle fut certaine d’en reconnaître trois qui étaient venus ici pour jouer le même rôle qu’elle. Ils étaient timides, ils donnaient l’impression de vouloir poser des tas de questions mais d’avoir peur de déranger, de sorte qu’ils préféraient se taire et qu’ils regardaient autour d’eux d’un air perplexe. 

    Les trois autres irradiaient une indulgente bonhomie. L’un de ces trois-là tenait un fusil à la main. En apercevant Tereza, il lui fit signe avec un sourire : « Oui, c’est ici. » 

    Elle le salua d’un hochement de tête et se sentit terriblement mal à l’aise. 

    L’homme ajouta : « Pour qu’il n’y ait pas d’erreur, c’est bien votre volonté? » 

    Il était facile de dire « non, ce n’est pas ma volonté » ; mais il était impensable pour elle de tromper la confiance de Tomas. Quelle excuse invoquer, une fois de retour à la maison ? De sorte qu’elle dit : « Oui. Evidemment. C’est ma volonté. » 

    L’homme au fusil poursuivait : « Il faut que vous compreniez pourquoi je vous pose cette question. Nous ne faisons ça que lorsque nous sommes certains que ceux qui viennent nous trouver ont eux-mêmes expressément décidé de mourir. Ce n’est qu’un service que nous leur rendons. » 

    Son regard interrogateur restait posé sur Tereza et elle dut une fois encore l’assurer de sa résolution : « Oui, soyez sans crainte ! C’est ma volonté. 

    — Voulez-vous passer la première ? » demanda-t-il. Elle voulait retarder l’exécution, ne fût-ce que de quelques instants.

    « Non, s’il vous plaît, non. Si possible, je voudrais passer en dernier. 

    — Comme vous voulez », dit l’homme et il s’approcha des autres. Ses deux assistants ne portaient pas d’arme et n’étaient là que pour s’occuper des gens qui devaient mourir. Ils les prenaient par le bras et les accompagnaient sur la pelouse. C’était une immense surface gazonnée qui s’étendait à perte de vue. Les candidats à l’exécution pouvaient choisir eux-mêmes leur arbre. Ils s’arrêtaient, regardaient longuement, ne pouvaient se décider. Deux d’entre eux choisirent enfin deux platanes, mais le troisième allait de plus en plus loin, ne trouvant pas d’arbre digne de sa mort. L’assistant, qui le tenait mollement par le bras, l’accompagnait sans s’impatienter, mais bientôt, l’homme n’eut plus le courage d’avancer et s’arrêta près d’un érable touffu.

    Les assistants mirent un bandeau sur les yeux des trois hommes. 

    Sur l’immense pelouse il y avait donc trois hommes adossés à trois troncs d’arbres, chacun avec un bandeau sur les yeux et la tête tournée vers le ciel. L’homme au fusil mit en joue et fit feu. A part le chant des oiseaux, on n’entendit pas un bruit. Le fusil était muni d’un silencieux. On voyait seulement que l’homme adossé à l’érable commençait à s’affaisser. 

    Sans s’éloigner de l’endroit où il se trouvait, l’homme au fusil se tourna dans une autre direction et le personnage adossé au platane s’écroula à son tour dans un total silence, et quelques instants plus tard (l’homme au fusil pivotait sur place) le troisième candidat au supplice tomba lui aussi sur le gazon. 

    L’un des assistants s’approcha sans un mot de Tereza. Il tenait à la main un bandeau bleu foncé. 

    Elle comprit qu’il voulait lui bander les yeux. Elle hocha la tête et dit : « Non, je veux tout voir. » 

    Mais ce n’était pas la vraie raison de son refus. Elle n’avait rien des héros qui sont résolus à regarder bravement droit dans les yeux le peloton d’exécution. Elle cherchait seulement à retarder sa mort. Elle se disait qu’au moment où elle aurait les yeux bandés, elle serait déjà dans l’antichambre de la mort, sans espoir de retour. 

    L’homme ne chercha pas à la contraindre et la prit par le bras. Ils marchaient sur l’immense pelouse et Tereza ne pouvait se décider pour un arbre ou un autre. Personne ne l’obligeait à se hâter, mais elle savait que, de toute façon, elle ne pouvait échapper. Apercevant devant elle un marronnier en fleur, elle s’en approcha. Elle s’adossa au tronc et leva la tête : elle voyait le feuillage traversé par les rayons du soleil et elle entendait la ville qui murmurait au loin, faiblement et doucement, en faisant entendre la rumeur de mille violons. 

    L’homme leva son fusil. 

    Elle ne se sentait plus de courage. Elle était désespérée de sa faiblesse, mais elle ne put la maîtriser. Elle dit : « Non ! Ce n’est pas ma volonté. » 

    L’homme abaissa immédiatement le canon de son fusil et dit très calmement : « Si ce n’est pas votre volonté, on ne peut pas le faire. On n’en a pas le droit. »

    Sa voix était aimable, comme s’il s’excusait auprès de Tereza de ne pouvoir l’exécuter si ce n’était pas sa volonté. Cette gentillesse lui crevait le coeur ; elle tourna son visage vers l’écorce de l’arbre et éclata en sanglots. 

    Elle étreignait l’arbre, le corps secoué de sanglots, comme si ce n’était pas un arbre, mais son père qu’elle avait perdu, son grand-père qu’elle n’avait pas connu, son bisaïeul, son trisaïeul, un homme infiniment vieux venu des plus lointaines profondeurs du temps pour lui tendre son visage sous le masque de l’écorce rugueuse de l’arbre. 

    Elle se retourna. Les trois hommes étaient déjà loin, ils  allaient et venaient sur la pelouse comme des joueurs de golf, et c’était bien à une canne de golf que faisait penser le fusil dans la main de celui qui était armé. 

    Elle redescendait par les allées du Mont-de-Pierre et elle gardait au fond de son âme le souvenir nostalgique de l’homme qui devait la fusiller et ne l’avait pas fait. Elle avait besoin de lui. Elle avait besoin de quelqu’un pour l’aider, à la fin ! Tomas ne l’aiderait pas. Tomas l’envoyait à la mort. Seul un autre pouvait l’aider ! 

    Plus elle approchait de la ville, plus elle éprouvait une sorte de nostalgie pour cet homme et plus elle avait peur de Tomas. Il ne lui pardonnerait pas de ne pas avoir tenu sa promesse. Il ne lui pardonnerait pas d’avoir manqué de courage et de l’avoir trahi. Elle était déjà dans la rue où ils habitaient et elle savait qu’elle allait le voir d’une minute à l’autre. A cette idée elle fut prise de panique ; elle en avait des crampes d’estomac, elle en avait envie de vomir.

    Milan Kundera

    L’insoutenable légèreté de l’être

    1984

  • Auteurs,  Textes

    Mitgefühl

    Dans les langues qui forment le mot compassion non pas avec la racine « passio = souffrance » mais avec le substantif « sentiment », le mot est employé à peu près dans le même sens, mais on peut difficilement dire qu’il désigne un sentiment mauvais ou médiocre. La force secrète de son étymologie baigne le mot d’une autre lumière et lui donne un sens plus large : avoir de la compassion (co-sentiment), c’est pouvoir vivre avec l’autre son malheur mais aussi sentir avec lui n’importe quel autre sentiment : la joie, l’angoisse, le bonheur, la douleur. Cette compassion-là (au sens de soucit, wspolczucie, Mitgefühl, medkänsla) désigne donc la plus haute capacité d’imagination affective, l’art de la télépathie des émotions. Dans la hiérarchie des sentiments, c’est le sentiment suprême.

    Milan Kundera

    L’insoutenable légèreté de l’être

    1984

  • Auteurs,  Textes

    Recherche

    J’écris principalement pour rendre compte de moi-même à moi-même. Je n’ai jamais été heureux. Je n’ai jamais atteint le bonheur que j’ai poursuivi avec la persévérance qui tient à l’ardeur naturelle de mon âme. Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais; personne n’a connu entièrement le fond de mon cœur. La plupart des sentiments y sont restés ensevelis ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des être imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je veux avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur….

    J’avais de plus les pressentiments de tribulations de mes futures destinées; ingénieux à me tourmenter, je m’étais placé entre deux désespoirs; quelquefois je me croyais qu’un être nul, incapable de s’élever au-dessus de la classe commune; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités supérieures qui ne seraient jamais appréciées: un secret instinct m’avertissait qu’en avançant dans le monde, je ne trouverais rien, de ce que je cherchais; tout nourrissait l’amertume de mes dégoûts. 

    Chateaubriand

    Mémoires d’outre-tombe

    1811

  • Auteurs,  Textes

    Le mythe de Sisyphe

    Un degré plus bas et voici l’étrangeté: s’apercevoir que le monde est «épais», entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d’arbres, voici qu’à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu’un paradis perdu.

    Une seule chose: cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde

    Entre la certitude que j’ai de mon existence et le contenu que j’essaie de donner à cette assurance , le fossé ne sera jamais comblé . Pour toujours, je serai étranger à moi-même .

    Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme.

    L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.

    Je veux savoir si je puis vivre avec ce que je sais et avec cela seulement.

    Cet état de l’absurde, il s’agit d’y vivre. Je sais sur quoi il est fondé, cet esprit et ce monde arc-boutés l’un contre l’autre sans pouvoir s’embrasser.

    Avant de rencontrer l’absurde, l’homme quotidien vit avec des buts, un souci d’avenir ou de justification (à l’égard de qui ou de quoi, ce n’est pas la question). Il évalue ses chances, il compte sur le plus tard, sur sa retraite ou le travail de ses fils. Il croit encore que quelque chose dans sa vie peut se diriger. Au vrai, il agit comme s’il était libre, même si tous les faits se chargent de contredire cette liberté. Après l’absurde, tout se trouve ébranlé.

    S’abîmer dans cette certitude sans fond, se sentir désormais assez étranger à sa propre vie pour l’accroître et la parcourir sans la myopie de l’amant, il y a là le principe d’une libération.

    Sinon, cela n’a pas d’importance: les défaites d’un homme ne jugent pas les circonstances, mais lui-même.

    Ne pas croire au sens profond des choses, c’est le propre de l’homme absurde.

    Mais toutes les gloires sont éphémères. Du point de vue de Sirius, les œuvres de Goethe dans dix mille ans seront en poussière et son nom oublié. Quelques archéologues peut-être chercheront des «témoignages» de notre époque. Cette idée a toujours été enseignante. Bien méditée, elle réduit nos agitations à la noblesse profonde qu’on trouve dans l’indifférence. Elle dirige surtout nos préoccupations vers le plus sûr, c’est-à-dire vers l’immédiat.

    La moitié d’une vie d’homme se passe à sous-entendre, à détourner la tête et à se taire.

    J’installe ma lucidité au milieu de ce qui la nie. J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté , ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée. Oui, l’homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin.

    Le saut sous toutes ses formes, la précipitation dans le divin ou l’éternel, l’abandon aux illusions du quotidien ou de l’idée, tous ces écrans cachent l’absurde.

    Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d’hommes qui pensent clair et n’espèrent plus.

    Ces hommes savent d’abord , et puis tout leur effort est de parcourir, d’agrandir et d’enrichir l’île sans avenir qu’ils viennent d’aborder. Mais il faut d’abord savoir. Car la découverte absurde coïncide avec un temps d’arrêt où s’élaborent et se légitiment les passions futures. Même les hommes sans évangile ont leur mont des Oliviers. Et sur le leur non plus, il ne faut pas s’endormir. Pour l’homme absurde, il ne s’agit plus d’expliquer et de résoudre, mais d’éprouver et de décrire . Tout commence par l’indifférence clairvoyante.

    Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme . Tel quel, dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans rayonnement , il est insaisissable.

    L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas.

    Si absurde il y a, c’est dans l’univers de l’homme. Dès l’instant où sa notion se transforme en tremplin d’éternité, elle n’est plus liée à la lucidité humaine . L’absurde n’est plus cette évidence que l’homme constate sans y consentir . La lutte est éludée . L’homme intègre l’absurde et dans cette communion fait disparaître son caractère essentiel qui est opposition, déchirement et divorce. Ce saut est une dérobade.

    Penser, ce n’est pas unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu privilégié. Autrement dit, la phénoménologie se refuse à expliquer le monde, elle veut être seulement une description du vécu. Elle rejoint la pensée absurde dans son affirmation initiale qu’il n’est point de vérité, mais seulement des vérités. Depuis le vent du soir jusqu’à cette main sur mon épaule, chaque chose a sa vérité. C’est la conscience qui l’éclaire par l’attention qu’elle lui prête. La conscience ne forme pas l’objet de sa connaissance, elle fixe seulement, elle est l’acte d’attention et pour reprendre une image bergsonienne, elle ressemble à l’appareil de projection qui se fixe d’un coup sur une image. La différence, c’est qu’il n’y a pas de scénario, mais une illustration successive et inconséquente. Dans cette lanterne magique , toutes les images sont privilégiées. La conscience met en suspens dans l’expérience les objets de son attention. Par son miracle, elle les isole. Ils sont dès lors en dehors de tous les jugements. C’est cette « intention » qui caractérise la conscience. Mais le mot n’implique aucune idée de finalité; il est pris dans son sens de «direction»: il n’a de valeur que topographique.

    Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu’il m’est impossible pour le moment de le connaître.

    Elle est cette présence constante de l’homme à lui-même. Elle n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n’est que l’assurance d’un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner.

    Je ne puis comprendre ce que peut être une liberté qui me serait donnée par un être supérieur. J’ai perdu le sens de la hiérarchie. Je ne puis avoir de la liberté que la conception du prisonnier ou de l’individu moderne au sein de l’Etat. La seule que je connaisse, c’est la liberté d’esprit et d’action. Or si l’absurde annihile toutes mes chances de liberté éternelle, il me rend et exalte au contraire ma liberté d’action.

    De même, tout entier tourné vers la mort ( prise ici comme l’absurdité la plus évidente ), l’homme absurde se sent dégagé de tout ce qui n’est pas cette attention passionnée qui cristallise en lui. Il goûte une liberté à l’égard des règles communes.

    L’homme absurde entrevoit ainsi un univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n’est possible mais tout est donné, passé lequel c’est l’effondrement et le néant. Il peut alors décider d’accepter de vivre dans un tel univers et d’en tirer ses forces, son refus d’espérer et le témoignage obstiné d’une vie sans consolation.

    Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience , je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort–et je refuse le suicide.

    Les meilleurs parmi les hommes de l’éternel se sentent pris quelquefois d’un effroi plein de considération et de pitié devant des esprits qui peuvent vivre avec une pareille image de leur mort. Mais pourtant ces esprits en tirent leur force et leur justification. Notre destin est en face de nous et c’est lui que nous provoquons. Moins par orgueil que par conscience de notre condition sans portée. Nous aussi, nous avons parfois pitié de nous-mêmes. C’est la seule compassion qui nous semble acceptable: un sentiment que peut-être vous ne comprenez guère et qui vous semble peu viril. Pourtant ce sont les plus audacieux d’entre nous qui l’éprouvent. Mais nous appelons virils les lucides et nous ne voulons pas d’une force qui se sépare de la clairvoyance.

    Il y a tant d’espoir tenace dans le cœur humain. Les hommes les plus dépouillés finissent quelquefois par consentir à l’illusion. Cette approbation dictée par le besoin de paix est le frère intérieur du consentement existentiel.

    Le roman à thèse, l’œuvre qui prouve, la plus haïssable de toutes, est celle qui le plus souvent s’inspire d’une pensée satisfaite. La vérité qu’on croit détenir, on la démontre.

    Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

    Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition: c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

    Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes.

    Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse.

    Albert Camus

    1942

  • Auteurs,  Paroles

    Oh ! J’cours Tout Seul

    La vie c’est comme une image. 
    Tu t’imagines dans une cage ou ailleurs. 
    Tu dis c’est pas mon destin, 
    Ou bien tu dis c’est dommage et tu pleures. 

    On m’a tout mis dans les mains.
    J’ai pas choisi mes bagages en couleurs.
    Je cours à côté d’un train
    Qu’on m’a donné au passage
    De bonne heure.

    Et je regarde ceux
    Qui se penchent aux fenêtres.
    J’me dis qu’y en a parmi eux
    Qui me parlent peut-être.
    Oh j’cours tout seul
    Je cours et j’me sens toujours seul
    Si j’te comprends pas
    Apprends-moi ton langage,
    Dis moi des choses qui m’font du bien,
    Qui m’remettent à la page,
    Oh j’cours tout seul.
    Je cours et j’me sens toujours seul.

    Pour des histoires que j’aim’bien
    J’ai parfois pris du retard mais c’est rien
    J’irai jusqu’au bout du ch’min
    Et qu’en ce snra la nuit noire je serai bien
    Faut pas qu’tu penses à demain

    Faut pas dormir au hasard et tu tiens
    Je cours à côté d’un train
    Qu’on m’a donné au passage un matin

    Et je regarde ceux
    Qui saluent aux fenêtres
    J’me dis qu’y en a parmi eux
    Qui m’aim’raient peut-être
    Oh j’cours tout seul
    Je cours et j’me sens toujours seul
    Même si j’te comprends pas
    Apprends moi ton Iangage
    Dis moi des choses qui m’font du bien
    Qui m’remettent àIa page
    Oh j’cours tout seul,
    Je cours et j’me sens toujours tout seul

    Et je regarde ceux
    Qui s’endorment aux fenêtres.
    J’me dis qu’y en a parmi eux
    Qui m’oublient peut-être.
    Oh j’cours tout seul.
    Je cours et j’me sens toujours tout seul.

    On vous dira sans doute
    Que mon histoire est bizarre
    Je sais mais j’peux pas m’arrêter
    Vu qu’y a plus de noms sur les gares
    Oh je cours tout seul
    Je cours et j’me sens toujours tout seul

    Oh je cours tout seul
    Je cours et m’sens toujours tout seul

    William Sheller

  • Auteurs,  Textes

    Mémoires de ma vie

    Je me suis souvent dit: “Je n’écrirai point les mémoires de ma vie; je ne veux point imiter ces hommes qui conduits par la vanité et le plaisir qu’on retrouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs et compromettent la paix des familles”

    Chateaubriand
    1809

    Furinkazan

    April 2019

  • Auteurs,  Textes

    Considérations

    “On y voit presque partout un malheureux qui cause avec lui-même; dont l’esprit erre de sujets en sujets, de souvenirs en souvenirs; qui n’a point l’intention de faire un livre, mais tient une espèce de journal régulier de ces excursions mentales, un registre de ses sentiments et de ses idées.”

    Chateaubriand à propos des Essais de Montaigne

  • Auteurs,  Textes,  Uncategorized

    L’aveu biologique

    “Ça n’a pas traîné. Dans cette stabilité désespérante de chaleur tout le contenu humain du navire s’est coagulé dans une massive ivrognerie. On se mouvait mollement entre les ponts, comme des poulpes au fond d’une baignoire d’eau fadasse. C’est depuis ce moment que nous vîmes à fleur de peau venir s’étaler l’angoissante nature des Blancs, provoquée, libérée, bien débraillée enfin, leur vraie nature, tout comme à la guerre. Étuve tropicale pour instincts tels crapauds et vipères qui viennent enfin s’épanouir au mois d’août, sur les flancs fissurés des prisons. Dans le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors des carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des Tropiques. C’est alors que l’on se déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. C’est l’aveu biologique. Dès que le travail et le froid ne nous astreignent plus, relâchent un moment leur étau, on peut apercevoir des Blancs, ce que l’on découvre du gai rivage, une fois que la mer s’en retire: la vérité, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et l’étron.”

    “Voyage au bout de la nuit”

    1932

    Louis-Ferdinand Céline

  • Auteurs,  Textes

    L’héroïsme

    “Dès le premier coup de clairon d’alerte Musyne oubliait qu’on venait de lui découvrir bien de l’héroïsme au Théâtre des Armées. Elle insistait pour que je me précipite avec elle au fond des souterrains, dans le métro, dans les égouts, n’importe où, mais à l’abri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! À les voir tous dévaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre à quatre, vers le trou sauveur, cela finit même à moi, par me pourvoir d’indifférence. Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, c’est le même homme, il ne pense pas plus ici que là-bas. Tout ce qui ‘est pas gagner de l’argent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l’argent et le théâtre.”

     
    “Voyage au bout de la nuit”
    1932

    Louis-Ferdinand Céline

  • Auteurs,  Textes

    Balance

    “Mais à l’époque, cela semblait ridicule, impossible! Comment eussent-ils pu se représenter, à l’époque, que parfois l’Histoire connaît tout de même les représailles, une sorte de justice tardive et voluptueuse, pour étranges qu’en soient les formes et inattendus les exécutants.”

    L’Archipel du Goulag 1974
    Alexandre Soljénitsyne

  • Auteurs,  Textes

    Futilités

    Vous plongez au cœur de la vie libre, dans la bousculade des halls de gare. Vous parcourez de l’œil des avis qui sous aucun rapport, certes, ne peuvent vous concerner. Assis sur une banquette ancien modèle, vous écouter des conversations bizarres et futiles: c’est un mari qui bat sa femme ou bien l’a plaquée; c’est une belle mère qui ne s’entend pas avec sa bru; c’est un appartement communautaire où les voisins gaspillent le courant en laissant le couloir éclairé et ne s’essuient pas le pieds. Vous écoutez tout cela et les fourmis du renoncement vous courent dans le dos et sur le cuire chevelu, tant vous apparaît clairement la vraie mesure de toutes choses dans l’Univers! La mesure de toutes les faiblesses et de toutes les passions! Tandis que ces pécheurs, il ne leur a pas été donné de l’apercevoir. A être vraiment vivant, authentiquement vivant, il n’y a que vous, le désincarné; tous ceux-là, c’est seulement par erreur qu’ils se croient en vie.
    Et quelle abîme incomblable entre eux et vous! Impossible de pousser un cri à leur adresse, de verser sur eux un pleur, de les secouer par les épaules: n’êtes-vous pas en esprit, un fantôme, et eux, des corps matériels?
    Comment donc leur faire comprendre (par une illumination? Par une apparition? En songe?): Frères! Hommes! Pourquoi la vie vous a-t-elle été donnée? Dans le lourd silence de minuit, les portes des cellules pour condamnés à mort s’ouvrent et on traîne vers le peloton d’exécution des hommes qui ont l’âme grande. Sur toutes les voies ferrées du pays, en cette minute, en cet instant, des hommes, après le hareng, lèchent leurs lèvres sèches de leurs langues amères, ils rêvent du bonheur d’avoir les jambes étendues , du soulagement d’avoir fait ses besoins. A la Kolyma, c’est seulement en été et sur un mètre de profondeur que la terre dégèle: alors seulement on y enfouit les ossements de ceux qui sont morts durant l’hiver- Tandis que vous, sous un ciel bleu, sous un chaud soleil, vous avez le droit de disposer de votre destin, d’aller boire de l’eau, d’étirer vos membres, de vous rendre où vous voulez sans escorte: qu’est donc cette histoire de courant gaspillé? Ou de belle-mère? L’essentiel dans la vie, tous ses secrets, vous voulez que je vous les dise là, maintenant? Ne courez pas après des fantômes, après des biens, après une situation: pour le amasser-des dizaines d’années à s’user les nerfs; pour les confisquer-une seule nuit. Vivez en gardant sur la vie une supériorité égale: ne craignez pas le malheur, ne languissez pas après le bonheur; de toute façon, l’amer ne dure pas toute la vie et le sucré n’est jamais servi ras bord. Estimez-vous satisfait si vous ne gelez pas et si la soif et la faim ne vous déchirent pas les entrailles de leurs griffes. Vous n’avez pas l’échine rompue, vous deux jambes marches, vos bras se plient, vos deux yeux voient et vos deux oreilles entendent- qui pourriez vous bien envier? À quoi cela vous servirait-il? D’envier les autres nous ronge avant tout nous-mêmes. Dessillez vos yeux, lavez votre cœur et au-dessus de tout mettez ceux qui vous aiment et ceux qui sont bien disposés à votre égard. Ne les offensez pas, ne les injuriez pas, ne quittez jamais l’un d’entre eux sur une brouille; car qui sait? C’est peut-être le dernier acte que vous aurez accompli avant d’être arrêté, et c’est lui qui restera dans leur mémoire..!


    L’Archipel du Goulag1974
    Alexandre Soljénistyne 

  • Auteurs,  Textes

    La limite

    “Ce serait trop simple si tout se réduisait à de sombres personnages qui se livreraient dans un coin à de noires machinations et qu’il suffirait d’identifier et de supprimer. Non. La ligne qui sépare le bien du mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui est prêt à détruire un morceau de son propre cœur?…
    Au fil des ans, cette ligne se déplace à l’intérieur du cœur, tantôt poussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l’éclosion du bien. Un seul et même homme s’incarne en des personnages très différents selon les âges de la vie et les situations où il est placé. Tantôt proche du diable. Tantôt presque un saint. Mais son nom, lui, ne change pas et pour les autres il recouvre le tout.
    Socrate nous l’a bien recommandé: connais-toi toi-même!
    Au bord de la fosse où nous nous apprêtions déjà à pousser nos persécuteurs, nous nous arrêtons, interdis: seules les circonstances ont fait que les bourreaux, ça été eux et pas nous.
    ….
    Voyez surtout comment ils sont dépeints, ces scélérats. Ils ont pleine conscience de leur scélératesse et de la noirceur de leur âme. Et voici comment ils raisonnent: Je ne peux vivre sans commettre le mal. En conséquence, allez, je m’en vais exciter mon père contre mon frère! Allez, je m’en vais me délecter des souffrances de ma victime! Iago dit sans ambages que ses buts et ses mobiles sont noirs, engendrés par la haine. 
    Non, ce n’est pas ainsi que les choses se passent! Pour faire du mal, l’homme doit l’avoir auparavant pensé comme un bien ou comme une nécessité comprise et acceptée. Telle est, par bonheur, la nature de l’homme qu’il a besoin de chercher à ses actes une justification
    Des justifications, Macbeth n’en avait que de faibles, et c’est pourquoi le remords finit par le tuer. Iago? Un agneau lui aussi. Voyez tous ces scélérats de Shakespeare: leur imagination et leur force intérieure ne voit pas plus loin qu’une dizaine de cadavres: parce qu’ils n’ont pas d’idéologie
    L’idéologie! C’est celle qui donne au crime sa justification et au scélérat la fermeté durable dont il a besoin. Elle lui fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres et de recueillir , au lieu de reproches et de malédictions, louanges et témoignages de respect. Ainsi a-t-on vu les inquisiteurs s’appuyer sur le christianisme, les conquérants sur la grandeur de leur patrie, les colonisateurs sur l’idée de civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins et les bolcheviks sur l’égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures.
    C’est l’Idéologie qui a valu au vingtième siècle d’expérimenter le crime à l’échelle de millions d’individus. Des crimes impossibles à récuser, à contourner, à passer sous silence. Comment, après les avoir vus. Oserions-nous encore affirmer que les scélérats n’existent pas? Qui donc aurait alors supprimé ces millions d’hommes? Sans scélérats, il n’y aurait pas eu d’Archipel.

    On ne peut tout de même pas, au vingtième siècle, continuer pendant des décennies à confondre les atrocités relevant du tribunal et le “passé” qu'”il ne faut pas remuer”!
    Nous devons condamner publiquement l’idée même que des hommes puissent exercer pareille violence sur d’autres hommes. En taisant le vice, en l’enfouissant dans notre corps pour qu’il ne ressorte pas à l’extérieur, nous le semons, et dans l’avenir il n’en donnera que mille fois plus de pousses. En nous abstenant de châtier et même de blâmer les scélérats, nous ne faisons pas que de protéger leur vieillesse dérisoire, nous descellons en même temps sous les pas des nouvelles générations toutes les dalles sur lesquelles repose le sens de la justice. C’est pour cela que les jeunes d’aujourd’hui sont “indifférents”, pour cela et non à cause de “l’insuffisance de travail éducatif”. Ils se pénètrent de l’idée que les actes ignobles ne sont jamais châtiés sur cette terre, mais sont toujours, au contraire, source de prospérité.”


    L’Archipel du Goulag1974
    Alexandre Soljénistyne 

  • Auteurs,  Textes

    Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre

    “Le docteur a de l’expérience. C’est un professionnel de l’expérience : les médecins, les prêtres, les magistrats et les officiers connaissent l’homme comme s’ils l’avaient fait. Seulement voilà, on m’a trop embêté avec ça dans ma jeunesse. Je n’étais pourtant pas d’une famille de professionnels. Mais il y a aussi des amateurs. Ce sont les secrétaires, les employés, les commerçants, ceux qui écoutent les autres au café : ils se sentent gonflés, aux approches de la quarantaine, d’une expérience qu’ils ne peuvent pas écouler au-dehors. Heureusement ils ont fait des enfants et ils les obligent à la consommer sur place. Ils voudraient nous faire croire que leur passé n’est pas perdu, que leurs souvenirs se sont condensés, moelleusement convertis en Sagesse.”

    “Ma pensée, c’est moi : voilà pourquoi je ne peux pas m’arrêter. J’existe parce que je pense… et je ne peux pas m’empêcher de penser. En ce moment même – c’est affreux – si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister. C’est moi, c’est moi qui me tire du néant auquel j’aspire : la haine, le dégoût d’exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m’enfoncer dans l’existence. Les pensées naissent par-derrière moi comme un vertige, je les sens naître derrière ma tête… si je cède, elles vont venir là devant, entre mes yeux – et je cède toujours, la pensée grossit, grossit et la voilà, l’immense, qui me remplit tout entier et renouvelle mon existence.”

    “Il a la Légion d’honneur, les Salauds ont le droit d’exister : « J’existe parce que c’est mon droit. » J’ai le droit d’exister, donc j’ai le droit de ne pas penser : le doigt se lève. Est-ce que je vais…? caresser dans l’épanouissement des draps blancs la chair blanche épanouie qui retombe douce, toucher les moiteurs fleuries des aisselles, les élixirs et les liqueurs et les florescences de la chair, entrer dans l’existence de l’autre, dans les muqueuses rouges à la lourde, douce, douce odeur d’existence, me sentir exister entre les douces lèvres mouillées, les lèvres rouges de sang pâle, les lèvres palpitantes qui bâillent toutes mouillées d’existence, toutes mouillées d’un pus clair, entre les lèvres mouillées sucrées qui larmoient comme des yeux ? Mon corps de chair qui vit, la chair qui grouille et tourne doucement liqueurs, qui tourne crème, la chair qui tourne, tourne, tourne, l’eau douce et sucrée de ma chair, le sang de ma main, j’ai mal, doux à ma chair meurtrie qui tourne marche, je marche, je fuis, je suis un ignoble individu à la chair meurtrie, meurtrie d’existence à ces murs. J’ai froid, je fais un pas, j’ai froid, un pas, je tourne à gauche, il tourne à gauche, il pense qu’il tourne à gauche, fou, suis-je fou ? Il dit qu’il a peur d’être fou, l’existence, vois-tu petit dans l’existence, il s’arrête, le corps s’arrête, il pense qu’il s’arrête, d’où vient-il ? Que fait-il ? Il repart, il a peur, très peur, ignoble individu, le désir comme une brume, le désir, le dégoût, il dit qu’il est dégoûté d’exister, est-il dégoûté ? fatigué de dégoûté d’exister. Il court. Qu’espère-t-il ? Il court se fuir, se jeter dans le bassin ? Il court, le cœur, le cœur qui bat c’est une fête. Le cœur existe, les jambes existent, le souffle existe, ils existent courant, soufflant, battant tout mou, tout doux s’essouffle, m’essouffle, il dit qu’il s’essouffle : l’existence prend mes pensées par-derrière et doucement les épanouit par derrière ; on me prend par-derrière, on me force par-derrière de penser, donc d’être quelque chose, derrière moi qui souffle en légères bulles d’existence, il est bulle de brume de désir, il est pâle dans la glace comme un mort, Rollebon est mort, Antoine Roquentin n’est pas mort, m’évanouir : il dit qu’il voudrait s’évanouir, il court, il court le furet (par-derrière) par-derrière par-derrière, la petite Lucienne assaillie par-derrière violée par l’existence par-derrière, il demande grâce, il a honte de demander grâce, pitié, au secours, au secours donc j’existe, il entre au Bar de la Marine, les petites glaces du petit bordel, il est pâle dans les petites glaces du petit bordel le grand roux mou qui se laisse tomber sur la banquette, le pick-up joue, existe, tout tourne, existe le pick-up, le cœur bat : tournez, tournez liqueurs de la vie, tournez gelées, sirops de ma chair, douceurs… le pick-up.”

    “Je ne peux pas dire que je me sente allégé ni content ; au contraire, ça m’écrase. Seulement mon but est atteint : je sais ce que je voulais savoir ; tout ce qui m’est arrivé depuis le mois de janvier, je l’ai compris. La Nausée ne m’a pas quitté et je ne crois pas qu’elle me quittera de sitôt ; mais je ne la subis plus, ce n’est plus une maladie ni une quinte passagère : c’est moi. Donc j’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination. Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l’ordinaire l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais… comment dire ? Je pensais l’appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient : elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s’était évanoui ; la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité. Je me gardais de faire le moindre mouvement, mais je n’avais pas besoin de bouger pour voir, derrière les arbres, les colonnes bleues et le lampadaire du kiosque à musique, et la Velléda, au milieu d’un massif de lauriers. Tous ces objets… comment dire ? Ils m’incommodaient ; j’aurais souhaité qu’ils existassent moins fort, d’une façon plus sèche, plus abstraite, avec plus de retenue. Le marronnier se pressait contre mes yeux. Une rouille verte le couvrait jusqu’à mi-hauteur ; l’écorce, noire et boursouflée, semblait de cuir bouilli. Le petit bruit d’eau de la fontaine Masqueret se coulait dans mes oreilles et s’y faisait un nid, les emplissait de soupirs ; mes narines débordaient d’une odeur verte et putride. Toutes choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l’existence comme ces femmes lasses qui s’abandonnent au rire et disent : « C’est bon de rire » d’une voix mouillée ; elles s’étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l’abjecte confidence de leur existence. Je compris qu’il n’y avait pas de milieu entre l’inexistence et cette abondance pâmée. Si l’on existait, il fallait exister jusque-là, jusqu’à la moisissure, à la boursouflure, à l’obscénité. Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gardent leurs lignes pures et rigides. Mais l’existence est un fléchissement. Des arbres, des piliers bleu de nuit, le râle heureux d’une fontaine, des odeurs vivantes, de petits brouillards de chaleur qui flottaient dans l’air froid, un homme roux qui digérait sur un banc : toutes ces somnolences, toutes ces digestions prises ensemble offraient un aspect vaguement comique. Comique… non : ça n’allait pas jusque-là, rien de ce qui existe ne peut être comique ; c’était comme une analogie flottante, presque insaisissable avec certaines situations de vaudeville. Nous étions un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n’avions pas la moindre raison d’être là, ni les uns ni les autres, chaque existant, confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop : c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. En vain cherchais-je à compter les marronniers, à les situer par rapport à la Velléda, à comparer leur hauteur avec celle des platanes : chacun d’eux s’échappait des relations où je cherchais à l’enfermer, s’isolait, débordait. Ces relations (que je m’obstinais à maintenir pour retarder l’écroulement du monde humain, des mesures, des quantités, des directions), j’en sentais l’arbitraire ; elles ne mordaient plus sur les choses. De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velléda… Et moi – veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées – moi aussi j’étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais surtout, mais j’étais mal à l’aise parce que j’avais peur de le sentir (encore à présent j’en ai peur – j’ai peur que ça ne me prenne par le derrière de ma tête et que ça ne me soulève comme une lame de fond). Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût été de trop dans la terre qui l’eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eussent encore été de trop : j’étais de trop pour l’éternité. Le mot d’Absurdité naît à présent sous ma plume ; tout à l’heure, au jardin, je ne l’ai pas trouvé, mais je ne le cherchais pas non plus, je n’en avais pas besoin : je pensais sans mots, sur les choses, avec les choses. L’absurdité, ce n’était pas une idée dans ma tête, ni un souffle de voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou racine ou serre de vautour, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j’avais trouvé la clef de l’Existence, la clef de mes Nausées, de ma propre vie. De fait, tout ce que j’ai pu saisir ensuite se ramène à cette absurdité fondamentale. Absurdité : encore un mot ; je me débats contre des mots ; là-bas, je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caractère absolu de cette absurdité. Un geste, un événement dans le petit monde colorié des hommes n’est jamais absurde que relativement : par rapport aux circonstances qui l’accompagnent. Les discours d’un fou, par exemple, sont absurdes par rapport à la situation où il se trouve mais non par rapport à son délire. Mais moi, tout à l’heure, j’ai fait l’expérience de l’absolu : l’absolu ou l’absurde. Cette racine, il n’y avait rien par rapport à quoi elle ne fût absurde. Oh ! Comment pourrai-je fixer ça avec des mots ? Absurde : par rapport aux cailloux, aux touffes d’herbe jaune, à la boue sèche, à l’arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréductible ; rien – pas même un délire profond et secret de la nature – ne pouvait l’expliquer. Évidemment je ne savais pas tout, je n’avais pas vu le germe se développer ni l’arbre croître. Mais devant cette grosse patte rugueuse, ni l’ignorance ni le savoir n’avaient d’importance : le monde des explications et des raisons n’est pas celui de l’existence. Un cercle n’est pas absurde, il s’explique très bien par la rotation d’un segment de droite autour d’une de ses extrémités. Mais aussi un cercle n’existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l’expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m’emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence. J’avais beau me répéter : « C’est une racine » – ça ne prenait plus. Je voyais bien qu’on ne pouvait pas passer de sa fonction de racine, de pompe aspirante, à ça, à cette peau dure et compacte de phoque, à cet aspect huileux, calleux, entêté. La fonction n’expliquait rien : elle permettait de comprendre en gros ce que c’était qu’une racine, mais pas du tout celle-ci. Cette racine, avec sa couleur, sa forme, son mouvement figé, était… au-dessous de toute explication. Chacune de ses qualités lui échappait un peu, coulait hors d’elle, se solidifiait à demi, devenait presque une chose ; chacune était de trop dans la racine, et la souche tout entière me donnait à présent l’impression de rouler un peu hors d’elle-même, de se nier, de se perdre dans un étrange excès. Je raclai mon talon contre cette griffe noire : j’aurais voulu l’écorcher un peu. Pour rien, par défi, pour faire apparaître sur le cuir tanné le rose absurde d’une éraflure : pour jouer avec l’absurdité du monde. Mais, quand je retirai mon pied, je vis que l’écorce était restée noire. Noire J’ai senti le mot qui se dégonflait, qui se vidait de son sens avec une rapidité extraordinaire. Noire ? La racine n’était pas noire, ce n’était pas du noir qu’il y avait sur ce morceau de bois – c’était… autre chose : le noir, comme le cercle, n’existait pas. Je regardais la racine : était-elle plus que noire ou noire à peu près ? Mais je cessai bientôt de m’interroger parce que j’avais l’impression d’être en pays de connaissance. Oui, j’avais déjà scruté, avec cette inquiétude, des objets innommables, j’avais déjà cherché – vainement – à penser quelque chose sur eux : et déjà j’avais senti leurs qualités, froides et inertes, se dérober, glisser entre mes doigts. Les bretelles d’Adolphe, l’autre soir, au Rendez-vous des Cheminots. Elles n’étaient pas violettes. Je revis les deux taches indéfinissables sur la chemise. Et le galet, ce fameux galet, l’origine de toute cette histoire : il n’était pas… je ne me rappelais pas bien au juste ce qu’il refusait d’être. Mais je n’avais pas oublié sa résistance passive. Et la main de l’Autodidacte ; je l’avais prise et serrée, un jour, à la bibliothèque et puis j’avais eu l’impression que ça n’était pas tout à fait une main. J’avais pensé à un gros ver blanc, mais ça n’était pas ça non plus. Et la transparence louche du verre de bière, au café Mably. Louches : voilà ce qu’ils étaient, les sons, les parfums, les goûts. Quand ils vous filaient rapidement sous le nez, comme des lièvres débusqués, et qu’on n’y faisait pas trop attention, on pouvait les croire tout simples et rassurants, on pouvait croire qu’il y avait au monde du vrai bleu, du vrai rouge, une vraie odeur d’amande ou de violette. Mais dès qu’on les retenait un instant, ce sentiment de confort et de sécurité cédait la place à un profond malaise : les couleurs, les saveurs, les odeurs n’étaient jamais vraies, jamais tout bonnement elles-mêmes et rien qu’elles-mêmes. La qualité la plus simple, la plus indécomposable avait du trop en elle-même, par rapport à elle-même, en son cœur. Ce noir, là, contre mon pied, ça n’avait pas l’air d’être du noir mais plutôt l’effort confus pour imaginer du noir de quelqu’un qui n’en aurait jamais vu et qui n’aurait pas su s’arrêter, qui aurait imaginé un être ambigu, par-delà les couleurs. Ça ressemblait à une couleur mais aussi… à une meurtrissure ou encore à une sécrétion, à un suint – et à autre chose, à une odeur par exemple, ça se fondait en odeur de terre mouillée, de bois tiède et mouillé, en odeur noire étendue comme un vernis sur ce bois nerveux, en saveur de fibre mâchée, sucrée. Je ne le voyais pas simplement, ce noir : la vue, c’est une invention abstraite, une idée nettoyée, simplifiée, une idée d’homme. Ce noir-là, présence amorphe et veule, débordait, de loin, la vue, l’odorat et le goût. Mais cette richesse tournait en confusion et finalement ça n’était plus rien parce que c’était trop. Ce moment fut extraordinaire. J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître : je comprenais la Nausée, je la possédais. A vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi.Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter, comme l’autre soir, au Rendez-vous des Cheminots : voilà la Nausée ; voilà ce que les Salauds– ceux du Coteau Vert et les autres – essaient de se cacher avec leur idée de droit. Mais quel pauvre mensonge : personne n’a de droit ; ils sont entièrement gratuits, comme les autres hommes, ils n’arrivent pas à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, secrètement, ils sont trop, c’est-à-dire amorphes et vagues, tristes. Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. Ou plutôt j’étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle – puisque j’en avais conscience – et pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elle. Une conscience mal à l’aise et qui pourtant se laissait aller de tout son poids, en porte à faux, sur ce morceau de bois inerte. Le temps s’était arrêté : une petite mare noire à mes pieds ; il était impossible que quelque chose vînt après ce moment-là. J’aurais voulu m’arracher à cette atroce jouissance, mais je n’imaginais même pas que cela fût possible ; j’étais dedans ; la souche noire ne passait pas, elle restait là, dans mes yeux, comme un morceau trop gros reste en travers d’un gosier. Je ne pouvais ni l’accepter ni la refuser. Au prix de quel effort ai-je levé les yeux ? Et même, les ai-je levés ? ne me suis-je pas plutôt anéanti pendant un instant pour renaître l’instant d’après avec la tête renversée et les yeux tournés vers le haut ? De fait, je n’ai pas eu conscience d’un passage. Mais, tout d’un coup, il m’est devenu impossible de penser l’existence de la racine. Elle s’était effacée, j’avais beau me répéter : elle existe, elle est encore là, sous le banc, contre mon pied droit, ça ne voulait plus rien dire. L’existence n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça vous envahisse brusquement, que ça s’arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre cœur comme une grosse bête immobile – ou alors il n’y a plus rien du tout.Il n’y avait plus rien du tout, j’avais les yeux vides et je m’enchantais de ma délivrance. Et puis, tout d’un coup, ça s’est mis à remuer devant mes yeux, des mouvements légers et incertains : le vent secouait la cime de l’arbre.”

    La Nausée

    1938

    Jean-Paul Sartre

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    Réminiscence

     

    “Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.”

      

    A la recherche du temps perdu

    Marcel Proust

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    Clarté

    Un esprit confus ne peut conduire qu’à une décision en demi-teinte. Un homme, dont l’esprit n’est pas dévoré par les soucis, qui est dans de bonnes dispositions et plein d’ardeur peut prendre une décision en moins de sept respirations. Lorsqu’il garde sa présence d’esprit, même s’il est acculé, il peut faire preuve d’une grande détermination et trancher dans le vif
    Hagakure
    Yamamoto Tsunetomo
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    Compétences

    La tactique militaire et la stratégie nous révèlent la compétence ou l’incompétence des hommes. L’homme compétent est celui qui n’est pas seulement guidé par son expérience mais qui est prêt, le moment venu, à résoudre de manière pertinente n’importe quel problème, s’appuyant sur ce que l’étude lui a appris des mesures à prendre en toutes circonstances cet homme est prêt à affronter n’importe quelle situation. Tandis que l’homme incompétent ne se renseigne pas à l’avance s’il semble réussir à résoudre un problème, ce n’est que pur hasard. 

    Yamamoto Tsunetomo