Chopin
Des visages tel des masques, l’épaisse couche de fard orangé s’insinuant jusqu’au fond des ridules, les révélant malgré l’intention des mains déterminées, parcourues de veines bleues et d’imposant bijoux qui se sont affairées devant les miroirs endormis de ce dimanche matin. Les boucles noires jet rebondies et étincelantes, trop saines et choyées, suivent les mouvements prédéfinis de la tête, les mimiques enregistrées de ce modèle de femme, programmées pour cette vie irréelle, dansante sur une mélodie s’estompant lentement au loin, s’amenuisant progressivement pour n’exister plus que sous forme de reliquat, écho d’une époque lointaine et si contemporaine, réinjectée en ces corps vivant pendant deux heures dans cette salle trop grande.
J’attends les notes de musiques, scrutant le ventre béant du piano me faisant face. Les différent traits et les subtilités de teinte des visages que j’observe ne trahissent pas les origines géographiques des spectateurs, ils s’effacent lentement, coulent sur le tapis persan pour laisser apparaître la même face impassible, en papier mâché, grise et triste, ou des yeux, une bouche et un nez sont dessinés à l’encre noire. L’expression peinte sur ces faciès de manière absolument identique incarne l’unique et même fatuité ; finesse et subtilité de la matière artistique, ne touchant qu’une partie infime des âmes humaines, celle dont nous faisons partie, cette élite éduquée, différentiée et jouissant de plaisirs immensément plus délicat que le reste des simples gens. Mais nous siégeons là, immobiles et complétement passifs, traversé par l’air matériel, qui nous lave de toute conscience de soi, de toute prise de distance qui révélerait notre être à nos yeux, ferait éclater l’absurdité de ce corps las, tout en chaire avachie sur une chaise recouverte de velours pourpre.
Puis sans remarquer le mouvement des mains masquées par le pupitre, les cordes vibres et tentent de projeter des notes hors de l’antre de l’instrument, sons qui se déplacent poussivement vers nos oreilles, retenus par une atmosphère trop dense, lourde figée. Les inflexions sonores ne parviennent pas à se différentier, elles restent en dessous, groupées, loin de la légèreté, du caractère pur et limpide des tonalités issues de ces enregistrements musicaux parfait, connus et attendus.
Après une sensation d’agression tympanique, proche de la douleur, la forme même de la mélodie s’estompe imperceptiblement, me laissant embrasser une certaine torpeur, sans sommeil, permettant d’accéder au flux musical, de m’y agripper et de voyager, ne ressentant plus que les saillies osseuses de mon enfant se mouvant sur mes genoux.
Les mains de cet être minuscule déforment la cornée d’un œil féminin vert noir, comme les pieds de ma fille déformant progressivement la surface du ventre maternel, ses jambes s’étendant paresseusement. Puis ma copie miniature, perfore l’organe vitré, avec un jaillissement d’humeur aqueuse, plus visqueuse, se répandant dans un autre liquide qui remplit les cavités de mon propre cerveau, contenant cet œil magnifique, aux longs cils courbés. Mon modèle réduit, bien plus svelte et filiforme, ressemblant à un combattant justicier de Manga, nage gracieusement au sein de l’immense cavité ventriculaire. Ses cheveux battent au rythme de mon cœur, transmis au liquide par les circonvolutions cérébrales pulsatiles qui m’entourent, démarquées les unes des autres par de fin vaisseaux rouges luminescents et translucides. Je me déplace au sein de mon propre crâne, captant des lumières arquées, bleues, violètes, vertes, irisées et apaisantes. Je nagerai éternellement dans ce milieu chaleureux et protecteur, au rythme de chaque note s’élevant de la partition, transcendé par les contretemps parfais réalisés par Frédéric Chopin. Je ne reviendrai plus, restant à me nourrir uniquement de sensation auditive, d’ondulations liquidiennes et de lumières naissant et disparaissant successivement à l’horizon.
Furinkazan
Octobre 2018