Diapsalmata
Pourquoi mon âme et ma pensée sont-elles si infécondes, et pourtant toujours torturées de douleurs vides, voluptueuses et atroces! La langue de mon âme ne se déliera-t-elle jamais? Devrais-je toujours balbutier? J’ai besoin d’une voix, perçante comme la vue de Lyncée, terrifiante comme le soupir des géants, persistante comme les bruits de la nature, mordante comme un souffle givré, malicieuse comme le dédain sans coeur de l’écho, s’étendant de la basse la plus profonde jusqu’aux sons les plus tendres, pouvant moduler depuis le chuchotement sacré jusqu’à l’énergie de la frénésie. C’est là ce qu’il me faut pour ne pas étouffer, pour exprimer ce qui me tient au cœur, pour secouer les entrailles de la colère aussi bien que celles de la sympathie. Mais ma voix est rauque comme le cri de la mouette, ou éteinte comme la bénédiction aux lèvres d’un muet.
La légende dit qu’en visitant l’antre de Trophonius, Parmeniscus perdit la faculté de rire, mais la retrouva en apercevant à Delos un bloc informe, image disait-on, de la déesse Létos. La même chose m’est advenue. Etant très jeune, j’ai oublié le rire dans l’antre de Trophonius; plus âgé j’ai ouvert les yeux et regardé la réalité, et je me suis mis à rire. Depuis je n’ai plus cessé de le faire. J’ai vu que la signification de la vie était d’obtenir un gagne-pain, son but d’obtenir un titre; le suprême plaisir de l’amour de trouver une jeune fille dans l’aisance; les délices de l’amitié de s’entraider en cas de gêne. J’ai vu que la sagesse était la propriété de la majorité; que de faire un discours impliquait l’inspiration; qu’on était courageux en osant se faire frapper d’une amende de 10 Rbd et qu’il y avait de la cordialité dans le souhait de bonne digestion après un repas; et que c’est signe de piété de communier une fois par an. J’ai vu tout cela, et j’ai ri.
Enten-eller
Sören Kierkegaard