Furinkazan,  Textes

Errance

Une voix limpide, un français exempt d’accent, me réveille dans la gare cloche, vide de chaire mais pleine d’échos : « l’Humanité c’est de la merde ; je l’encule ».

Distinctement, ouvertement, cette exclamation ostentatoirement assurée, projetée depuis le haut des escaliers où sied un homme seul, la tête suspendue entre des avant-bras lassés, semble s’évaporer dans une volute d’épuisement, se désagrégeant lentement à travers ce grand hall cinglant. Un dernier souffle arraché aux mains creusées par des gerçures fines craquelant le lit de ses ongles salis par la lente dissection des ordures abandonnées par ses pairs. Une abnégation triste et rancunière de cette espèce, qu’il abhorre et en même temps à laquelle il aimerait désespéramment appartenir. 

A la descente du train, le mouvement erratique et incoordonné imprimé à une baguette en bois par le bras désespéré d’un homme accroupis attire mon attention. Au pied d’un distributeur Selecta, le va-et-vient frénétique et irrégulier de cet essuie-glace improvisé explore l’espace étroit sous la machine rouge, à la recherche de quelques pièces égarées par des acheteurs repus. Les voyageurs afférés voguent autour de cet être, évitant machinalement son corps replié, sans aucune conscience de cette vie fusionnant simplement avec le métal lui faisant face, s’intégrant au décor matériel de cette indifférence matinale, répétée inlassablement. 

Des milliers d’individus, nus et indistincts, femmes et hommes à la peau recouverte d’un épais duvet obscure, débordent au-delà de la coque d’une barque immense, se rependant dans une mer irréelle et flottant dans cet espace immatériel et infini ; ils patientent passivement, les jambes en tailleur, se scrutant les uns les autres d’un air désabusé. Tous identiques et pourtant isolés dans une individualité transcendante leur interdisant toute rencontre, malgré la faible distance les séparant. 

Furinkazan

Mai 2020