Esprit libre, concept relatif
On qualifie d’esprit libre quelqu’un qui pense autrement que l’on ne s’y attend de sa part en raison de sa provenance, de son milieu, de sa classe et de sa fonction ou en raison des opinions qui prédominent à son époque. Il est l’exception, les esprits liés sont la règle ; ceux-ci lui reprochent soit que ses principes libres aient pour origine le besoin maladif de se faire remarquer, soit qu’ils dénotent des actions libres, c’est-à-dire telles qu’elles sont incompatibles avec la morale servile. On dit parfois aussi que tel ou tel de ces principes libres dérivent d’une excentricité ou d’une exaltation mentale ; cependant, seule parle ainsi la malveillance, qui ne croit pas elle-même à ce qu’elle dit, mais veut nuire par ce biais : car d’ordinaire, chez l’esprit libre, la supériorité de la qualité et de l’acuité de son intellect se voient comme le nez au milieu du visage, si flagrante que les esprits liés la comprennent tout à fait. Mais les deux autres dérivations effectuées au sujet de la liberté d’esprit sont faites avec honnêteté ; de fait, bien des esprits libres naissent de l’une ou l’autre manière. Mais c’est pourquoi les thèses auxquelles ils sont parvenus en suivant ces chemins pourraient être plus vraies et plus fiables que celles des esprits liés. S’agissant de la connaissance de la vérité, ce qui compte, c’est de la détenir, non l’impulsion à partir de laquelle on l’a cherchée, la voie que l’on a suivie pour la trouver. Si les esprits libres ont raison, les esprits liés ont tort, peu importe que les premiers soient parvenus à la vérité par immoralité, que les autres, par moralité, en soient restés jusqu’à présent à la non-vérité. — Du reste, il n’appartient pas à l’essence de l’esprit libre de posséder des opinions plus exactes, mais bien plutôt de s’être détaché de la tradition, que ce soit avec bonheur, ou sans succès. Il aura toutefois d’ordinaire la vérité, ou à tout le moins l’esprit de la recherche de la vérité, de son côté : il exige des raisons, les autres des croyances.
Remonter des conséquences aux raisons ou à l’absence de raisons. — Tous les États et les ordres de la société : les classes, le mariage, l’éducation, le droit, la force et la durée de tout cela ne réside que dans la croyance que leur accordent les esprits liés, — donc dans l’absence de raisons, du moins dans le refus de poser la question des raisons. Les esprits liés n’en conviendront pas volontiers, et ils sentent bien qu’il y a là un pudendum. Le christianisme, qui fut très innocent dans ses trouvailles intellectuelles, ne remarqua rien de ce pudendum, il exigea la foi et rien que la foi, et rejeta passionnément l’exigence de raisons ; il pointa le succès de la foi : vous ressentirez l’avantage de la foi, laissait-il entendre, c’est par elle seule que vous connaîtrez la félicité. L’État procède en réalité comme cela et tout père éduque son fils de la même manière : contente-toi de tenir ceci pour vrai, dit-il, tu sentiras combien cela fait du bien. Mais cela signifie que c’est à partir de l’utilité personnelle dont fait bénéficier une opinion que l’on prouverait sa vérité, que le caractère profitable d’une doctrine garantirait qu’elle soit certaine et fondée sur le plan intellectuel. C’est exactement comme si l’accusé déclarait devant le tribunal : mon avocat dit l’entière vérité, car considérez bien ce qui s’ensuit de son discours : je serai acquitté. — Puisque les esprits liés possèdent leurs principes en raison de leur utilité, ils supposent aussi que dans ses vues, l’esprit libre recherche de même son utilité et ne tient pour vrai que ce qui lui sert. Mais comme il semble que ce qui lui est utile soit l’opposé de ce qui est utile à ses compatriotes ou aux membres de sa classe, ils supposent que ses principes représentent pour eux un danger ; ils disent ou ils ressentent : il ne saurait avoir raison car il nous est nuisible.
Le caractère fort et bon. — Le caractère lié des opinions, transformé en instinct par l’habitude, conduit à ce que l’on appelle la force de caractère. Si quelqu’un agit sur la base d’un petit nombre de motifs, mais toujours les mêmes, ses actions acquièrent une grande énergie ; si ces actions sont en harmonie avec les principes des esprits liés, elles sont reconnues et produisent accessoirement chez celui qui les accomplit le sentiment de bonne conscience. Un petit nombre de motifs, action énergique et bonne conscience constituent ce que l’on appelle force de caractère. Au caractère manque la connaissance des nombreuses possibilités et directions d’action ; son intellect est dénué de liberté, lié parce que, dans un cas donné, il ne lui montre peut-être que deux possibilités ; il doit à présent nécessairement choisir entre elles en conformité avec toute sa nature, et il le fait avec aisance et rapidité parce qu’il n’a pas à choisir entre cinquante possibilités. Le milieu qui éduque veut rendre l’homme non libre en lui faisant toujours voir le nombre le plus restreint de possibilités. L’individu est bien traité par ses éducateurs comme s’il était quelque chose de nouveau, mais qu’il doive devenir une répétition. Si l’homme apparaît d’abord comme quelque chose de non familier, qui n’a jamais existé, on doit en faire quelque chose de familier, qui a déjà existé. Chez l’enfant, on qualifie de bon caractère le fait que devienne visible l’enchaînement par ce qui a déjà existé ; en se plaçant du côté des esprits liés, l’enfant manifeste tout d’abord de l’éveil de son sens de la communauté ; sur la base de ce sens de la communauté, il devient ensuite utile à son État ou à sa classe.
Mesure des choses chez les esprits liés. — De quatre espèces de choses, les esprits liés disent qu’elles sont légitimes. D’abord : toutes les choses qui ont de la durée sont légitimes ; en second lieu : toutes les choses qui ne nous importunent pas sont légitimes ; troisièmement : toutes les choses qui nous procurent un avantage sont légitimes ; quatrièmement : toutes les choses pour lesquelles nous avons effectué des sacrifices sont légitimes.
Comparé à celui qui a la tradition de son côté et n’a besoin d’aucune raison pour agir, l’esprit libre est toujours faible, particulièrement dans son action ; car il connaît trop de motifs et de points de vue et de ce fait sa main manque d’assurance, d’exercice.
Humain, trop humain, 1878
Friedrich Nietzsche