Vous plongez au cœur de la vie libre, dans la bousculade des halls de gare. Vous parcourez de l’œil des avis qui sous aucun rapport, certes, ne peuvent vous concerner. Assis sur une banquette ancien modèle, vous écouter des conversations bizarres et futiles: c’est un mari qui bat sa femme ou bien l’a plaquée; c’est une belle mère qui ne s’entend pas avec sa bru; c’est un appartement communautaire où les voisins gaspillent le courant en laissant le couloir éclairé et ne s’essuient pas le pieds. Vous écoutez tout cela et les fourmis du renoncement vous courent dans le dos et sur le cuire chevelu, tant vous apparaît clairement la vraie mesure de toutes choses dans l’Univers! La mesure de toutes les faiblesses et de toutes les passions! Tandis que ces pécheurs, il ne leur a pas été donné de l’apercevoir. A être vraiment vivant, authentiquement vivant, il n’y a que vous, le désincarné; tous ceux-là, c’est seulement par erreur qu’ils se croient en vie.
Et quelle abîme incomblable entre eux et vous! Impossible de pousser un cri à leur adresse, de verser sur eux un pleur, de les secouer par les épaules: n’êtes-vous pas en esprit, un fantôme, et eux, des corps matériels?
Comment donc leur faire comprendre (par une illumination? Par une apparition? En songe?): Frères! Hommes! Pourquoi la vie vous a-t-elle été donnée? Dans le lourd silence de minuit, les portes des cellules pour condamnés à mort s’ouvrent et on traîne vers le peloton d’exécution des hommes qui ont l’âme grande. Sur toutes les voies ferrées du pays, en cette minute, en cet instant, des hommes, après le hareng, lèchent leurs lèvres sèches de leurs langues amères, ils rêvent du bonheur d’avoir les jambes étendues , du soulagement d’avoir fait ses besoins. A la Kolyma, c’est seulement en été et sur un mètre de profondeur que la terre dégèle: alors seulement on y enfouit les ossements de ceux qui sont morts durant l’hiver- Tandis que vous, sous un ciel bleu, sous un chaud soleil, vous avez le droit de disposer de votre destin, d’aller boire de l’eau, d’étirer vos membres, de vous rendre où vous voulez sans escorte: qu’est donc cette histoire de courant gaspillé? Ou de belle-mère? L’essentiel dans la vie, tous ses secrets, vous voulez que je vous les dise là, maintenant? Ne courez pas après des fantômes, après des biens, après une situation: pour le amasser-des dizaines d’années à s’user les nerfs; pour les confisquer-une seule nuit. Vivez en gardant sur la vie une supériorité égale: ne craignez pas le malheur, ne languissez pas après le bonheur; de toute façon, l’amer ne dure pas toute la vie et le sucré n’est jamais servi ras bord. Estimez-vous satisfait si vous ne gelez pas et si la soif et la faim ne vous déchirent pas les entrailles de leurs griffes. Vous n’avez pas l’échine rompue, vous deux jambes marches, vos bras se plient, vos deux yeux voient et vos deux oreilles entendent- qui pourriez vous bien envier? À quoi cela vous servirait-il? D’envier les autres nous ronge avant tout nous-mêmes. Dessillez vos yeux, lavez votre cœur et au-dessus de tout mettez ceux qui vous aiment et ceux qui sont bien disposés à votre égard. Ne les offensez pas, ne les injuriez pas, ne quittez jamais l’un d’entre eux sur une brouille; car qui sait? C’est peut-être le dernier acte que vous aurez accompli avant d’être arrêté, et c’est lui qui restera dans leur mémoire..!
L’Archipel du Goulag1974
Alexandre Soljénistyne