Furinkazan,  Textes

Gare routière

« … il existe une idée de Patrick Bateman, une espèce d’abstraction, mais il n’existe pas de moi réel, juste une entité, une chose illusoire et, bien que je puisse dissimuler mon regard glacé, mon regard fixe, bien que vous puissiez me serrer la main et sentir une chair qui étreint la vôtre, et peut-être même considérer que nous avons des styles de vie comparables, je ne suis tout simplement pas là. Signifier quelque chose ; voilà ce qui est difficile pour moi, à quelque niveau que ce soit. Je suis un moi-même préfabriqué, je suis une aberration. Un être non-contingent. Ma personnalité est une ébauche informe, mon opiniâtre absence profonde de cœur. Il y a longtemps que la conscience, la pitié, l’espoir m’ont quitté (à Harvard, probablement), s’ils ont jamais existé. Je n’ai plus de barrière à sauter. Tout ce qui me relie à la folie, à l’incontrôlable, au vice, au mal, toutes les violences commises dans la plus totale indifférence, tout cela est à présent loin derrière moi. Il me reste une seule, une sombre vérité : personne n’est à l’abri de rien, et rien n’est racheté. Je suis innocent, pourtant. Chaque type d’être humain doit bien avoir une certaine valeur, Le mal, est-ce une chose que l’on est ? Ou bien est-ce une chose que l’on fait? Ma douleur est constante, aiguë, je n’ai plus d’espoir en un monde meilleur. En réalité, je veux que ma douleur rejaillisse sur les autres. Je veux que personne n’y échappe. Mais une fois ceci avoué — ce que j’ai fait des milliers de fois, presque à chaque crime —, une fois face à face avec cette vérité, aucune rédemption pour moi. Aucune connaissance plus profonde de moi-même, aucune compréhension nouvelle à tirer de cet aveu. Je n’avais aucune raison de vous raconter tout cela. Cette confession ne veut rien dire…
… et dans le désert, au sud du Soudan, la chaleur monte en vagues lourdes, et des milliers, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants errent dans la brousse aride, cherchant désespérément, de quoi se nourrir. Ravagés, affamés, ils laissent un sillage de cadavres émaciés, et se nourrissent d’herbe sèche et de feuilles et de… nénuphars, titubant de village en village, mourant lentement, inexorablement ; un matin gris dans la disgrâce du désert, le sable qui vole, un enfant au visage de lune noire gît sur la terre, les doigts accrochés à son cou, et la poussière s’élève en cônes qui balaient le pays comme des tourbillons, le soleil est invisible, l’enfant couvert de sable, presque mort, les yeux fixes, reconnaissant (imaginez un instant un monde où quelqu’un puisse être reconnaissant de quelque chose) aux êtres hagards qui passent en colonne de ne pas se préoccuper de lui, de continuer, aveuglés, souffrant (non, il y en a unqui se retourne, qui voit l’enfant agoniser, et il sourit, comme s’il possédait un secret) et l’enfant ouvre et ferme silencieusement ses lèvres crevassées, craquelées, tandis qu’apparaît un car de ramassage scolaire, au loin, quelque part, et qu’ailleurs encore, au-dessus, dans l’espace, une porte s’ouvre, un esprit s’élève, qui demande « Pourquoi ? », offrant un logis pour les morts, l’infini, suspendu dans un vide, et le temps passe en boitillant, tandis que l’amour et la tristesse inondent le corps de l’enfant… »

Refermant l’épais livre de Bret Easton Ellis, à la tranche brunie, je prends conscience de la chaleur de mi-journée, sous la bâche pétrole qui couvre l’arrière du petit camion bleu à l’arrêt, sensé nous transporter de Louang Namtha vers Muang Xai depuis déjà plusieurs heures. Le dégagement constituant la gare routière de ce hameau semble offrir un répit à nos corps, retenant l’humidité oppressante contenue dans la jungle, écrasant cette forteresse invisible, rageant de ne pouvoir se décharger littéralement dans cet espace, fracasser et dévorer tout ce qui repose sur le sol de terre rouge. Le vent soulève des vagues transparentes de teinte ocre s’opposant ostentatoirement à l’avalanche de chaleur humide encore contenue par les lianes quadrillant les murs verts de notre refuge.

Me levant, mon corps vacille imperceptiblement, le fond de la camionnette apparaît comme une fine latte de bois, s’étendant entre les deux extrémités de la place. Chaque fibre musculaire se contracte, une immédiatement après l’autre, afin d’assurer l’équilibre de mon être sur cette passerelle étroite et instable ; elle divise cet espace en deux sections identiques, images miroirs, jumelles composées des mêmes matières, des mêmes tonalités, des mêmes sonorités. Pourtant c’est une crête acérée et infiniment haute qui sépare ces deux mondes. Vers chacun je ressens une attraction invincible, aimantation vertigineuse happant les particules composant ma chair, écartèlement de mes membres, déchirement de mon être. La dualité de la scène est flagrante. Sur le côté gauche, une réalité factice, chargée de règles sociales régissant les interactions entre individus, dont le respect est obligatoire pour participer à cette mascarade reconnue comme la vérité, la face objective et tangible de l’existence humaine. Sur la droite, règne une atmosphère irréelle, pourtant en tout point identique à son pendant sur la gauche et le fait d’y plonger, de se répandre en son sein, signifierait une perte définitive de structure, de normalité, une dérive hectique dans les méandres de la folie, l’extraction définitive de l’âme hors du carcans préalablement construit et projeté sur une toile, par l’esprit grégaire de millions de vies.

Mon corps reste pourtant en équilibre entre ces deux univers, chancelant au gré du vent m’incitant tantôt à poser mes pieds sur la surface stable et rassurante de ce monde appréhensible, qui rassurerait mes cuisses fléchies lors de la descente à l’arrière du camion. De l’autre côté, la dérive définitive m’attend, englobe mon corps de ses extensions tentaculaires démesurées, m’emportant vers un monde de folie, une déréalisation, un étirement progressif de mon cerveau jusqu’à rupture du tissu cérébral, amas scindé en deux parts visqueuses, inertes, comme une grenadille divisée par son équateur, dont la chair jaunâtre s’écoule mollement sur le sable.

Un doute s’installe insidieusement ; aucune différence n’existe entre ces deux univers parallèles ? Leur consistance se révèle être précisément la même, les règles physiques et sociales régissent également les deux systèmes. Je décide donc de me maintenir sur cette ligne rouge centrale, le choix devenant obsolète. Je n’évoluerai dans aucun de ces paradigmes identiques et hypocrites ; je réside tout simplement ailleurs, et regrette l’inconscience habitant les individus qui nagent dans ces espaces, interagissant furtivement lorsque leurs trajectoires circulaires s’effleurent, devenant tangentes quelques instants.

Furinkazan 2019