La béquille chimique
L’aube pointe, l’extrémité des brins d’herbe recouvrant le gazon délaissé est figée par les cristaux blancs formés par la rosée, immobilisée par un froid traversant ses membres déjà fatigués. Une lassitude immense envahit l’entier de ses prévisions pour la journée ; répétition quotidienne d’un schéma absurde, machinale érosion des semelles éprouvées sur cette asphalte parfaite et régulièrement aplanie par de grands rouleaux coûteux. La sangle en tissu de sa besace fend son être, déchire son épaule douloureuse.Sa pensée évite habilement les mouvements pendulaires de la langue monstrueuse qui se balance hors d’une bouche difforme et démesurée, les yeux de sa femme surplombant les déplacements de ce corps trop lent, tentant d’éviter le couperet humide, qui diviserait instantanément sa chaire en deux. La fuite est vaine, aucune issue, aucune route ne se dessinent sur ce paysage de terre rouge-orange, contrastant avec un ciel béton, constitué de volutes denses noires et grises, activité tumultueuse intense happant l’espace entre l’homme désespéré et son destin obtus. Une seule pensée surnage l’état de stress et d’anxiété intense ressentis, celle d’une anesthésie complète, d’une ivresse dissipant toute réalité de cette existence factice, aberrante. Oublier que l’on sait, que l’on est conscient qu’aucune raison, aucune décision, aucun rôle préalablement défini ne justifie notre présence en ce monde, la présence de cet être respirant, déféquant, se reproduisant. Cette entité est interchangeable, ce reflet observé par l’homme fatigué et mal rasé, sur la surface de sa pupille, semble unique, mais n’est nécessaire en aucune mesure à cet astre qui tourne irrémédiablement, à cette masse informe de congénères avec qui il survit.
La sensation de sécheresse buccale et le vide sensible enserrant son cerveau perdurent au matin et pourtant la mise en abime vespérale apparaît déjà comme une nécessité, une distance indispensable à la survie psychique de nos regards clairvoyants.
Après les désaccords répétitifs prévisibles, lorsque un nombre trop important de concurrents à l’individualité et l’égocentrisme interagissent ensembles, lorsque le sentiment d’aliénation est exacerbé par la fatigue physique, le remède artificiel émousse notre perception, endort toute afférence sensorielle, nous isole dans une bulle chaleureuse, une matrice protectrice et isolante, permettant de survivre jusqu’à la prochaine naissance, l’expulsion froide au monde, se répétant immanquablement chaque matin.
Ralentir la dérive inexorable vers un écran opaque, immatériel et en même temps indestructible, infranchissable, qui nous sépare du néant, espace antithétique en discontinuité avec cet univers vibrant, tangible et hautement instable qui nous héberge pour une période d’une durée aléatoire.
Soudain, la cascade de molécules psychoactives multicolores arrosant quotidiennement nos neurones, destinées à nous faire survire aux angoisses générées par la prise de conscience d’une condition humaine absurde, saturent leurs récepteurs et étouffent les attaques constantes de l’agitation interne et alentours. Les inflexions sonores du soleil déchirant ce ciel plombé et immobile, le souffle blanc du vent, les fluctuations thymiques et réflexions des individus nous entourant, le décryptage de milliers d’interactions entre les choses, entre les chose et les hommes et entre les hommes et les hommes, sont désormais accessibles. L’indifférence chimique aiguise parfois la perception émotionnelle.
Furinkazan
2019