La limite
“Ce serait trop simple si tout se réduisait à de sombres personnages qui se livreraient dans un coin à de noires machinations et qu’il suffirait d’identifier et de supprimer. Non. La ligne qui sépare le bien du mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui est prêt à détruire un morceau de son propre cœur?…
Au fil des ans, cette ligne se déplace à l’intérieur du cœur, tantôt poussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l’éclosion du bien. Un seul et même homme s’incarne en des personnages très différents selon les âges de la vie et les situations où il est placé. Tantôt proche du diable. Tantôt presque un saint. Mais son nom, lui, ne change pas et pour les autres il recouvre le tout.
Socrate nous l’a bien recommandé: connais-toi toi-même!
Au bord de la fosse où nous nous apprêtions déjà à pousser nos persécuteurs, nous nous arrêtons, interdis: seules les circonstances ont fait que les bourreaux, ça été eux et pas nous.
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Voyez surtout comment ils sont dépeints, ces scélérats. Ils ont pleine conscience de leur scélératesse et de la noirceur de leur âme. Et voici comment ils raisonnent: Je ne peux vivre sans commettre le mal. En conséquence, allez, je m’en vais exciter mon père contre mon frère! Allez, je m’en vais me délecter des souffrances de ma victime! Iago dit sans ambages que ses buts et ses mobiles sont noirs, engendrés par la haine.
Non, ce n’est pas ainsi que les choses se passent! Pour faire du mal, l’homme doit l’avoir auparavant pensé comme un bien ou comme une nécessité comprise et acceptée. Telle est, par bonheur, la nature de l’homme qu’il a besoin de chercher à ses actes une justification.
Des justifications, Macbeth n’en avait que de faibles, et c’est pourquoi le remords finit par le tuer. Iago? Un agneau lui aussi. Voyez tous ces scélérats de Shakespeare: leur imagination et leur force intérieure ne voit pas plus loin qu’une dizaine de cadavres: parce qu’ils n’ont pas d’idéologie.
L’idéologie! C’est celle qui donne au crime sa justification et au scélérat la fermeté durable dont il a besoin. Elle lui fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres et de recueillir , au lieu de reproches et de malédictions, louanges et témoignages de respect. Ainsi a-t-on vu les inquisiteurs s’appuyer sur le christianisme, les conquérants sur la grandeur de leur patrie, les colonisateurs sur l’idée de civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins et les bolcheviks sur l’égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures.
C’est l’Idéologie qui a valu au vingtième siècle d’expérimenter le crime à l’échelle de millions d’individus. Des crimes impossibles à récuser, à contourner, à passer sous silence. Comment, après les avoir vus. Oserions-nous encore affirmer que les scélérats n’existent pas? Qui donc aurait alors supprimé ces millions d’hommes? Sans scélérats, il n’y aurait pas eu d’Archipel.
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On ne peut tout de même pas, au vingtième siècle, continuer pendant des décennies à confondre les atrocités relevant du tribunal et le “passé” qu'”il ne faut pas remuer”!
Nous devons condamner publiquement l’idée même que des hommes puissent exercer pareille violence sur d’autres hommes. En taisant le vice, en l’enfouissant dans notre corps pour qu’il ne ressorte pas à l’extérieur, nous le semons, et dans l’avenir il n’en donnera que mille fois plus de pousses. En nous abstenant de châtier et même de blâmer les scélérats, nous ne faisons pas que de protéger leur vieillesse dérisoire, nous descellons en même temps sous les pas des nouvelles générations toutes les dalles sur lesquelles repose le sens de la justice. C’est pour cela que les jeunes d’aujourd’hui sont “indifférents”, pour cela et non à cause de “l’insuffisance de travail éducatif”. Ils se pénètrent de l’idée que les actes ignobles ne sont jamais châtiés sur cette terre, mais sont toujours, au contraire, source de prospérité.”
L’Archipel du Goulag1974
Alexandre Soljénistyne