La Musique aux Tuileries
Édouard Manet
1862
La rumeur semble identique, la température de l’atmosphère également. Cent cinquante ans séparent ces deux scènes, et pourtant de leur position côte à côte, elles se déplacent graduellement l’une en direction de l’autre, se superposant complétement et se fondant en une seule perception visuelle, unique et anachronique. Le regard des hommes, sérieux et en même temps scrutant les différents attroupements composés immanquablement de deux à quatre individus, recherchent une figure similaire, confirmant leur appartenance à cette faune humaine bigarrée.
Les façades roses ou beiges, la peinture coulant parfois sous forme de cônes glacés de printemps, la structure métallique immobile du wagon, en attente de départ pour la France, laissant transparaître des silhouettes mobiles aux traits imperceptibles à travers les vitres fumées, ont remplacé les feuillus aux verts horizontaux, constituant la partie supérieure de la toile.
Le point de ravitaillement occupe un tabouret de fer, semblable en consistance aux chaises délaissées au premier plan de la peinture, servant de reposoir pour un cerceau ou un chien portant inconsciemment le bleu frappant de ses maîtresses. La texture conique des cheveux du distributeur de palliatifs laisse apparaître les volutes tortueuses et parfois rapides s’échappant de la cigarette partagée. Une solitude intense perce les yeux globuleux mi ouverts et injectés. Une existence entière est contenue dans ce regard, un désenchantement définitif, immobilisant les mains lasses de cette âme déchue.
Des voix aux différentes langues se précisent parfois à travers le brouhaha, se distinguent nettement pendant quelques secondes, amenant des bribes de conversations identiques à celles échangées à l’abris des chênes et marronniers des Tuileries, aussi souvent émise pour la première fois, depuis la nuit des temps….
Les accoutrements divergent, soulignant pourtant les mêmes utilités. Les casquettes et bérets ont remplacé ces haute-formes, d’où naissent les troncs soutenant le parasol naturel constitué par les arbres. La lumière tiède et déclinante se mêle aux effluves éthyliques, aux senteurs de haschich, pour baigner quelques instants ces êtres de chair dans une illusion de communion pacifique, une pause artificielle dans leur existence maussade.
Ces communications éphémères s’interrompent l’une après l’autres, heurtant légèrement le sol comme une corde reliant les différents participants, s’affalant brusquement. Les enveloppes restent clouées dans le même périmètre, mais uniques et isolées, une masse de points distincts, sans plus aucune relation tangible les uns avec les autres.
Furinkazan
Avril 2019