L’animalerie
Les déplacements latéraux cycliques et irréguliers de la carlingue impriment une accélération horizontal lente, dont la direction imprévisible n’étonne plus, sur nos corps suspendus par des membres fléchis et las, agrippant les poignées de sécurité, qui, elles, dessinent un mouvement pendulaire autour de leur point d’attache au plafond du métro.
La taille de ces êtres est très variable ; les uns effilés et rasant de leur crâne rose les barres s’élançant au-dessus de nos têtes, parallèles au sol de notre vaisseau, vrombissant chaleureusement. Des silhouettes épaisses, trop maigres, plus petites, cylindriques, au jambes courte, écartées, serrées, régulières ou ondulantes, à l’abdomen bedonnant et aux hanches blanches tentant d’échapper à l’enserrement hideux du polyester verdâtres qui peine à les contenir.
Or, toujours la même texture morne, rosée et flasque, peau identique gommant les différentes morphologies. Le groin peut être allongé et délicat, ramassé comme un soufflet, les oreilles tombant comme de la pâte à gâteau encore crue, déchirées, relevées unilatéralement, percées, scarifiées, marquées au fer.
Des distinctions vestimentaires subtiles, de formes ou de couleurs pourrait nous permettre de différencier les voyageurs impassibles et blasés ; baskets blanche rétro équilibrant le caractère habillé de la combinaison vert clair, jurant avec la couleur pâle et universelle de cette enveloppe de chaire molle et duveteuse. Un élastique rose fluorescent habille le casque audio, retenant de longs cheveux auburn soyeux et parfumés, afin de se démarquer de ses milliers de semblables, qui ornent le chef de chaque pendulaire, sans exception.
Revêtir un T-shirt « Iron Maiden » comme ultime tentative de rappeler l’élan abortif de révolte qui faillit germer en l’adolescent qu’on a oublié, au son enivrant de la guitare électrique.
Or tous ces détails ne changent rien, ne modifient en rien le goût insipide de leur peau, l’atmosphère âcre s’échappant de leurs narines poilues. L’impassibilité de leur regard, porté par deux yeux noirs, comme dévorés par des pupilles trop grandes, reste complète, malgré la promiscuité de leur corps, comme si un fluide pouvait se transmettre d’un museau à l’autre, pour relier cette masse informe en une seule unité monstrueuse. Comme du bétail allant à l’abattoir, la vacuité totale de leur regard reflète leur ignorance profonde de la destination finale.
Ces porcs déguisés en êtres humains présentent tous les traits des animaux qu’ils ont eux-mêmes domestiqués ; l’instinct de survie, de procréation et de distribution des gènes, la faim et la récompense sous-tendent chacune de leurs actions, dirigent chaque geste et orientent chaque attention.
La complexité de leur pensée, la capacité d’abstraction propre à cette masse cérébrale unique sur la planète pourrait permettre une distanciation critique et une prise de conscience des émotions primaires dirigeant la plupart de nos agissements et justifiant nos comportements. Au contraire, la complexification de la pensée, son expression orale et écrite a contribué à la naissance d’une entité indépendante, spécifique à l’homme, la notion de pouvoir. Dépassant les instincts animaux de domination pour la survie, les concepts de prédominance et de d’asservissement de l’homme par ses congénères s’autonomisent, deviennent une fin en soi, en perdant peu à peu leurs attaches aux raisons primaires des comportement animaux inconscients, aussi cruels puissent-ils être parfois.
A défaut de nous permettre de prendre une certaine distance décisive par rapport aux pulsions animales qui nous animent, cette intelligence produit une entité hideuse et illégitime, s’alimentant d’elle-même, pour tout engouffrer et nous faire oublier notre identité d’être humain, notre vulnérabilité au sein de notre espèce, le respect des autres existences.