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Le crime

En revanche l’objet « crime », ce sur quoi porte la pratique pénale, a été profondément modifié : la qualité, la nature, la substance en quelque sorte dont est fait l’élément punissable, plus que sa définition formelle. La relative stabilité de la loi a abrité tout un jeu de subtiles et rapides relèves. Sous le nom de crimes et de délits, on juge bien toujours des objets juridiques définis par le Code, mais on juge en même temps des passions, des instincts, des anomalies, des infirmités, des inadaptations, des effets de milieu ou d’hérédité ; on punit des agressions, mais à travers elles des agressivités ; des viols, mais en même temps des perversions ; des meurtres qui sont aussi des pulsions et des désirs. On dira : ce ne sont pas eux qui sont jugés ; si on les invoque, c’est pour expliquer les faits à juger, et pour déterminer à quel point était impliquée dans le crime la volonté du sujet. Réponse insuffisante. Car ce sont elles, ces ombres derrière les éléments de la cause, qui sont bel et bien jugées et punies. Jugées par le biais des « circonstances atténuantes » qui font entrer dans le verdict non pas seulement des éléments « circonstanciels » de l’acte, mais tout autre chose, qui n’est pas juridiquement codifiable : la connaissance du criminel, l’appréciation qu’on porte sur lui, ce qu’on peut savoir sur les rapports entre lui, son passé et son crime, ce qu’on peut attendre de lui à l’avenir. Jugées, elles le sont aussi par le jeu de toutes ces notions qui ont circulé entre médecine et jurisprudence depuis le XIXe siècle (les « monstres » de l’époque de Georget, les « anomalies psychiques » de la circulaire Chaumié, les « pervers » et les « inadaptés » des expertises contemporaines) et qui, sous le prétexte d’expliquer un acte, sont des manières de qualifier un individu. Punies, elles le sont par un châtiment qui se donne pour fonction de rendre le délinquant « non seulement désireux mais aussi capable de vivre en respectant la loi et de subvenir à ses propres besoins » ; elles le sont par l’économie interne d’une peine qui, si elle sanctionne le crime, peut se modifier (s’abrégeant ou, le cas échéant, se prolongeant) selon que se transforme le comportement du condamné ; elles le sont encore par le jeu de ces « mesures de sûreté » dont on accompagne la peine (interdiction de séjour, liberté surveillée, tutelle pénale, traitement médical obligatoire) et qui ne sont pas destinées à sanctionner l’infraction, mais à contrôler l’individu, à neutraliser son état dangereux, à modifier ses dispositions criminelles, et à ne cesser qu’une fois ce changement obtenu. L’âme du criminel n’est pas invoquée au tribunal aux seules fins d’expliquer son crime, et pour l’introduire comme un élément dans l’assignation juridique des responsabilités ; si on la fait venir, avec tant d’emphase, un tel souci de compréhension et une si grande application « scientifique », c’est bien pour la juger, elle, en même temps que le crime, et pour la prendre en charge dans la punition.

Michel Foucault

Surveiller et punir, 1975