Le mythe de Sisyphe
Un degré plus bas et voici l’étrangeté: s’apercevoir que le monde est «épais», entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d’arbres, voici qu’à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu’un paradis perdu.
Une seule chose: cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde
Entre la certitude que j’ai de mon existence et le contenu que j’essaie de donner à cette assurance , le fossé ne sera jamais comblé . Pour toujours, je serai étranger à moi-même .
Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme.
L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.
Je veux savoir si je puis vivre avec ce que je sais et avec cela seulement.
Cet état de l’absurde, il s’agit d’y vivre. Je sais sur quoi il est fondé, cet esprit et ce monde arc-boutés l’un contre l’autre sans pouvoir s’embrasser.
Avant de rencontrer l’absurde, l’homme quotidien vit avec des buts, un souci d’avenir ou de justification (à l’égard de qui ou de quoi, ce n’est pas la question). Il évalue ses chances, il compte sur le plus tard, sur sa retraite ou le travail de ses fils. Il croit encore que quelque chose dans sa vie peut se diriger. Au vrai, il agit comme s’il était libre, même si tous les faits se chargent de contredire cette liberté. Après l’absurde, tout se trouve ébranlé.
S’abîmer dans cette certitude sans fond, se sentir désormais assez étranger à sa propre vie pour l’accroître et la parcourir sans la myopie de l’amant, il y a là le principe d’une libération.
Sinon, cela n’a pas d’importance: les défaites d’un homme ne jugent pas les circonstances, mais lui-même.
Ne pas croire au sens profond des choses, c’est le propre de l’homme absurde.
Mais toutes les gloires sont éphémères. Du point de vue de Sirius, les œuvres de Goethe dans dix mille ans seront en poussière et son nom oublié. Quelques archéologues peut-être chercheront des «témoignages» de notre époque. Cette idée a toujours été enseignante. Bien méditée, elle réduit nos agitations à la noblesse profonde qu’on trouve dans l’indifférence. Elle dirige surtout nos préoccupations vers le plus sûr, c’est-à-dire vers l’immédiat.
La moitié d’une vie d’homme se passe à sous-entendre, à détourner la tête et à se taire.
J’installe ma lucidité au milieu de ce qui la nie. J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté , ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée. Oui, l’homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin.
Le saut sous toutes ses formes, la précipitation dans le divin ou l’éternel, l’abandon aux illusions du quotidien ou de l’idée, tous ces écrans cachent l’absurde.
Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d’hommes qui pensent clair et n’espèrent plus.
Ces hommes savent d’abord , et puis tout leur effort est de parcourir, d’agrandir et d’enrichir l’île sans avenir qu’ils viennent d’aborder. Mais il faut d’abord savoir. Car la découverte absurde coïncide avec un temps d’arrêt où s’élaborent et se légitiment les passions futures. Même les hommes sans évangile ont leur mont des Oliviers. Et sur le leur non plus, il ne faut pas s’endormir. Pour l’homme absurde, il ne s’agit plus d’expliquer et de résoudre, mais d’éprouver et de décrire . Tout commence par l’indifférence clairvoyante.
Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme . Tel quel, dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans rayonnement , il est insaisissable.
L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas.
Si absurde il y a, c’est dans l’univers de l’homme. Dès l’instant où sa notion se transforme en tremplin d’éternité, elle n’est plus liée à la lucidité humaine . L’absurde n’est plus cette évidence que l’homme constate sans y consentir . La lutte est éludée . L’homme intègre l’absurde et dans cette communion fait disparaître son caractère essentiel qui est opposition, déchirement et divorce. Ce saut est une dérobade.
Penser, ce n’est pas unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu privilégié. Autrement dit, la phénoménologie se refuse à expliquer le monde, elle veut être seulement une description du vécu. Elle rejoint la pensée absurde dans son affirmation initiale qu’il n’est point de vérité, mais seulement des vérités. Depuis le vent du soir jusqu’à cette main sur mon épaule, chaque chose a sa vérité. C’est la conscience qui l’éclaire par l’attention qu’elle lui prête. La conscience ne forme pas l’objet de sa connaissance, elle fixe seulement, elle est l’acte d’attention et pour reprendre une image bergsonienne, elle ressemble à l’appareil de projection qui se fixe d’un coup sur une image. La différence, c’est qu’il n’y a pas de scénario, mais une illustration successive et inconséquente. Dans cette lanterne magique , toutes les images sont privilégiées. La conscience met en suspens dans l’expérience les objets de son attention. Par son miracle, elle les isole. Ils sont dès lors en dehors de tous les jugements. C’est cette « intention » qui caractérise la conscience. Mais le mot n’implique aucune idée de finalité; il est pris dans son sens de «direction»: il n’a de valeur que topographique.
Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu’il m’est impossible pour le moment de le connaître.
Elle est cette présence constante de l’homme à lui-même. Elle n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n’est que l’assurance d’un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner.
Je ne puis comprendre ce que peut être une liberté qui me serait donnée par un être supérieur. J’ai perdu le sens de la hiérarchie. Je ne puis avoir de la liberté que la conception du prisonnier ou de l’individu moderne au sein de l’Etat. La seule que je connaisse, c’est la liberté d’esprit et d’action. Or si l’absurde annihile toutes mes chances de liberté éternelle, il me rend et exalte au contraire ma liberté d’action.
De même, tout entier tourné vers la mort ( prise ici comme l’absurdité la plus évidente ), l’homme absurde se sent dégagé de tout ce qui n’est pas cette attention passionnée qui cristallise en lui. Il goûte une liberté à l’égard des règles communes.
L’homme absurde entrevoit ainsi un univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n’est possible mais tout est donné, passé lequel c’est l’effondrement et le néant. Il peut alors décider d’accepter de vivre dans un tel univers et d’en tirer ses forces, son refus d’espérer et le témoignage obstiné d’une vie sans consolation.
Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience , je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort–et je refuse le suicide.
Les meilleurs parmi les hommes de l’éternel se sentent pris quelquefois d’un effroi plein de considération et de pitié devant des esprits qui peuvent vivre avec une pareille image de leur mort. Mais pourtant ces esprits en tirent leur force et leur justification. Notre destin est en face de nous et c’est lui que nous provoquons. Moins par orgueil que par conscience de notre condition sans portée. Nous aussi, nous avons parfois pitié de nous-mêmes. C’est la seule compassion qui nous semble acceptable: un sentiment que peut-être vous ne comprenez guère et qui vous semble peu viril. Pourtant ce sont les plus audacieux d’entre nous qui l’éprouvent. Mais nous appelons virils les lucides et nous ne voulons pas d’une force qui se sépare de la clairvoyance.
Il y a tant d’espoir tenace dans le cœur humain. Les hommes les plus dépouillés finissent quelquefois par consentir à l’illusion. Cette approbation dictée par le besoin de paix est le frère intérieur du consentement existentiel.
Le roman à thèse, l’œuvre qui prouve, la plus haïssable de toutes, est celle qui le plus souvent s’inspire d’une pensée satisfaite. La vérité qu’on croit détenir, on la démontre.
Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.
Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition: c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.
Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes.
Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse.
Albert Camus
1942