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Obéissance et déresponsabilité

“Mais voilà, ce Christ hautain, idéaliste, élitiste, a refusé net les tentations du Diable. Il a préféré « offrir » à l’humanité la liberté. Cadeau empoisonné, charge mortelle, don douloureux.

Je me dirige maintenant vers ce qui est peut-être le cœur de la leçon du texte, qui résonne encore comme une provocation. Je veux parler de ce trait d’union entre les trois épisodes de tentation. Le Christ refuse de se constituer en Maître de Justice dans le partage des biens, en Maître d’une Vérité garantie pour tous et objectivement vérifiée, en Maître de Puissance subjuguante et rassemblante, Bref, le Christ ne veut pas produire de l’obéissance il exige de chacun cette liberté où il croit voir se tenir la dignité humaine.

Mais voilà, cette liberté — comme on dit: honneur de la condition humaine, essence inaliénable — cette liberté personne n’en veut, car qu’est-elle d’autre qu’un vertige insoutenable, un insupportable fardeau ? Avoir sur la conscience la charge de ses décisions, sentir peser sur ses épaules le poids de ses jugements, se dire que c’est à nous, à chacun pris dans la solitude de sa conscience, de choisir, ne devoir s’en prendre qu’à soi-même, toujours, en cas d’échec ou de déroute, c’est écrasant. Peut-on demander raisonnablement à la multitude ignorante et lâche, au peuple abruti et innocent de porter ce poids ? Cette exigence est inconsidérée, cet élitisme est irresponsable, vain. Le Christ en demande trop. C’est au point où on se demande s’il sait à qui il a affaire : l’humanité. Et c’est le passage à la limite. Parce que, poursuit l’Inquisiteur, nous — l’élite sérieuse et responsable — aimons vraiment les hommes, nous avons pris sur nos épaules la charge de leur liberté. Et ils l’ont déposée à nos pieds avec empressement, soulagement, gratitude. Ils s’en sont remis à nous pour dire la vérité, à nous pour édicter les règles de justice, à nous pour désigner un objet commun d’adoration. Ils savaient qu’en acceptant d’obéir simplement, en se soumettant, ils connaîtraient la douceur, Ie confort de n’être plus responsables il faudra revenir sur ce nœud qui lie obéissance et déresponsabilité. Et nous, hommes d’Église, nous avons trahi ton message par amour pour eux, par pitié pour les humbles, parce que nous les savions incapables, impuissants, fragiles, et que nous savions qu’ils demandaient surtout la sécurité de savoir qu’on décidait pour eux. Aimer vraiment, c’est protéger plutôt qu’exiger l’impossible. Aimer vraiment, c’est priver de liberté ceux qui en sont décidément incapables.”

Désobéir, 2017

Frédéric Gros, citant et appréciant le poème du Grand Inquisiteur compté par Ivan dans les Frères Karamazov