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Sa propre voix

Il s’enfonçait en lui-même comme dans cette ruelle de plus en plus noire, où même les isolateurs du télégraphe ne luisaient plus sur le ciel. Il y retrouvait l’angoisse, et se souvint des disques : « On entend la voix des autres avec ses oreilles, la sienne avec la gorge. » Oui. Sa vie aussi, on l’entend avec la gorge, et celle des autres ?… Il y avait d’abord la solitude, la solitude immuable derrière la multitude mortelle comme la grande nuit primitive derrière cette nuit dense et basse sous quoi guettait la ville déserte, pleine d’espoir et de haine. « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je ? Une espèce d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres, je suis ce que j’ai fait. » Pour May seule, il n’était pas ce qu’il avait fait ; pour lui seul, elle était tout autre chose que sa biographie. L’étreinte par laquelle l’amour maintient les êtres collés l’un à l’autre contre la solitude, ce n’était pas à l’homme qu’elle apportait son aide ; c’était au fou, au monstre incomparable, préférable à tout, que tout être est pour soi-même et qu’il choie dans son cœur. Depuis que sa mère était morte, May était le seul être pour qui il ne fût pas Kyo Gisors, mais la plus étroite complicité. « Une complicité consentie, conquise, choisie », pensa-t-il, extraordinairement d’accord avec la nuit, comme si sa pensée n’eût plus été faite pour la lumière. « Les hommes ne sont pas mes semblables, ils sont ceux qui me regardent et me jugent ; mes semblables, ce sont ceux qui m’aiment et ne me regardent pas, qui m’aiment contre tout, qui m’aiment contre la déchéance, contre la bassesse, contre la trahison, moi et non ce que j’ai fait ou ferai, qui m’aimeraient tant que je m’aimerais moi-même — jusqu’au suicide, compris… Avec elle seule j’ai en commun cet amour déchiré ou non, comme d’autres ont, ensemble, des enfants malades et qui peuvent mourir… » Ce n’était certes pas le bonheur, c’était quelque chose de primitif qui s’accordait aux ténèbres et faisait monter en lui une chaleur qui finissait dans une étreinte immobile, comme d’une joue contre une joue — la seule chose en lui qui fût aussi forte que la mort.

« Rouges ou bleus, disait Ferral, les coolies n’en seront pas moins coolies ; à moins qu’ils n’en soient morts. Ne trouvez-vous pas d’une stupidité caractéristique de l’espèce humaine qu’un homme qui n’a qu’une vie puisse la perdre pour une idée ? — Il est très rare qu’un homme puisse supporter, comment dirais-je ? sa condition d’homme… » Il pensa à l’une des idées de Kyo : tout ce pour quoi les hommes acceptent de se faire tuer, au-delà de l’intérêt, tend plus ou moins confusément à justifier cette condition en la fondant en dignité : christianisme pour l’esclavage, nation pour le citoyen, communisme pour l’ouvrier. Mais il n’avait pas envie de discuter des idées de Kyo avec Ferral. Il revint à celui-ci : « Il faut toujours s’intoxiquer : ce pays a l’opium, l’Islam le haschisch, l’Occident la femme… Peut-être l’amour est-il surtout le moyen qu’emploie l’Occidental pour s’affranchir de sa condition d’homme… » Sous ses paroles, un contre-courant confus et caché de figures glissait : Tchen et le meurtre, Clappique et sa folie, Katow et la révolution, May et l’amour, lui-même et l’opium… Kyo seul, pour lui, résistait à ces domaines. « Beaucoup moins de femmes se coucheraient, répondait Ferral, si elles pouvaient obtenir dans la position verticale les phrases d’admiration dont elles ont besoin et qui exigent le lit. — Et combien d’hommes ? — Mais l’homme peut et doit nier la femme : l’acte, l’acte seul justifie la vie et satisfait l’homme blanc. Que penserions-nous si l’on nous parlait d’un grand peintre qui ne fait pas de tableaux ? Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire. Rien autre. Je ne suis pas ce que telle rencontre d’une femme ou d’un homme modèle de ma vie ; je suis mes routes, mes… — Il fallait que les routes fussent faites. » Depuis les derniers coups de feu, Gisors était résolu à ne plus jouer le justificateur. « Sinon par vous, n’est-ce pas, par un autre. C’est comme si un général disait : avec mes soldats, je puis mitrailler la ville. Mais, s’il était capable de la mitrailler, il ne serait pas général… D’ailleurs, les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir… Ce qui les fascine dans cette idée, voyez-vous, ce n’est pas le pouvoir réel, c’est l’illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c’est de gouverner, n’est-ce pas ? Mais, l’homme n’a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre, vous l’avez dit. D’être plus qu’homme, dans un monde d’hommes. Échapper à la condition humaine, vous disais-je. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la volonté de puissance n’est que la justification intellectuelle, c’est la volonté de déité : tout homme rêve d’être dieu. » Ce que disait Gisors troublait Ferral, mais son esprit n’était pas préparé à l’accueillir. Si le vieillard ne le justifiait pas, il ne le délivrait plus de son obsession : « À votre avis, pourquoi les dieux ne possèdent-ils les mortelles que sous des formes humaines ou bestiales ? » Ferral s’était levé. « Vous avez besoin d’engager l’essentiel de vous-même pour en sentir plus violemment l’existence », dit Gisors sans le regarder. Ferral ne devinait pas que la pénétration de Gisors venait de ce qu’il reconnaissait en ses interlocuteurs des fragments de sa propre personne, et qu’on eût fait son portrait le plus subtil en réunissant ses exemples de perspicacité. « Un dieu peut posséder, continuait le vieillard avec un sourire entendu, mais il ne peut conquérir. L’idéal d’un dieu, n’est-ce pas, c’est de devenir homme en sachant qu’il retrouvera sa puissance ; et le rêve de l’homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité… »

La condition humaine, 1933

Malraux, André